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Chapitre 3,9 : L’Hiver des Trahisons - (1208)

Janvier 1208. Le vent froid du Mistral s'infiltre jusque dans les murs de ma demeure, apportant avec lui des nouvelles inquiétantes. C'est le vieux Bertran, un de mes plus fidèles hommes, qui m'apporte la nouvelle de l'excommunication. "Seigneur Roncelin," me dit-il, "vos alliés se détournent. Leur foi vacille sous le poids de la malédiction papale." Je le regarde, son visage marqué par les ans et les batailles, reflet du mien. La perte de mon frère Jauffre, ancien évêque de Béziers, pèse lourdement sur mon esprit. Avec lui s'éteint le dernier lien qui me rattachait à l'Église. Le château semble plus froid sans sa présence, et chaque soir je ressens le vide qu'il a laissé.r309b.jpg

Février s'écoule dans une torpeur glaciale, les jours rallongent mais la chaleur ne revient pas. C'est Giraud, un jeune écuyer, qui m'annonce la nouvelle de la mort de Pierre de Castelnau. "Il a été assassiné, seigneur, par Jean Mas. Vous souvenez-vous de lui?" Oui, je me souviens. Jean Mas, un homme que j'ai connu à la bataille du Bac de Tarascon. Je peine à croire qu'il ait agi de son propre chef. Tout le monde va accuser le Comte de Toulouse. Les intrigues politiques deviennent de plus en plus obscures, et je sens l'étau se resserrer.

Mars arrive avec son lot de défis. Les revenus du port de Marseille restent une source de réconfort, mais ils ne suffisent pas à dissiper l'ombre qui plane sur nous. Mon isolement grandit, et les maladresses d'Audiarz n'aident en rien. Les disputes se succèdent, et les réconciliations se font rares. Un matin, lors d'une de nos querelles, Bertran entre précipitamment. "Le pape Innocent III appelle à la croisade contre les Albigeois," annonce-t-il, essoufflé. La nouvelle est un coup de massue. La croisade, cette menace latente, devient une réalité imminente.

En avril, le Vicomte Ebles IV de Ventadour, un vassal de Jean d'Angleterre, arrive avec une lettre d'encouragement. J'avais espéré plus de soutien dans cette tentative de rapprochement avec le roi Jean. Mais ces mots d'encouragement sont maigres consolations face à la tempête qui s'annonce.

Les mois passent, et l'été apporte peu de répit.

En Septembre 1208, le désir de me recueillir sur les reliques de Saint Jean Baptiste à Signes me conduit à entreprendre ce court pèlerinage. Ce voyage, je l'avais longtemps repoussé, mais l'ombre de mon excommunication et la perte de mon frère m'ont finalement décidé. Signes m'offrait un espoir de réconfort spirituel, loin des intrigues qui empoisonnaient mon quotidien.

L'accueil à Signes fut chaleureux. Le vieux chevalier Guigo, un vétéran des croisades, me reçut avec honneur. Guigo de Signes et son frère étaient revenu de Terre Sainte avec les précieuses reliques qu'ils gardaient comme un trésor inestimable. Devant un feu crépitant, il me raconta comment il avait obtenu ces reliques, au prix de maints sacrifices et batailles. Ses récits, empreints de foi et de détermination, m'inspirèrent une admiration profonde, mais aussi une certaine tristesse en réalisant combien j'étais désormais éloigné de cette ferveur.

Le lendemain, nous prîmes la route du retour. Le chemin longeait le lac de Cuges, une étendue paisible entourée de marécages et de collines abruptes. À mi-chemin, dans un étroit passage entre la montagne et les marécages, l'attaque survint. Les cris éclatèrent, et le son métallique des épées résonna. Je reconnus aussitôt les armoiries azur et argent de mon agresseur : Gaspard de Riboux. La colère et la douleur de la trahison me submergèrent. Comment un homme en qui j'avais placé ma confiance pouvait-il se retourner ainsi contre moi?

Je n'avais d'autre choix que de me battre. Mon manque de pratique se fit sentir dès les premiers échanges. J'étais rouillé, chaque coup porté me coûtait cher. Ma douleur à la poitrine et mon souffle court ralentissaient mes mouvements. À mes côtés, Arnulphe le Normand et Basile de Macourie se battaient vaillamment, leurs cris de guerre tentant de galvaniser nos hommes. Le cor de Victor de Fer résonna dans la vallée, les falaises nous entourant répercutant son écho, un appel désespéré à l'aide.

Le combat dura longtemps. Juste au moment où tout semblait perdu, des silhouettes encapuchonnées émergèrent des bois. C'était les forestiers de la Sainte Baume, reconnaissables à leurs capuchons verts. Leur chef, Marius Savi , connu sous le nom de Cuculo Verde, un géant brun à la figure mutilée qu'il cachait sous une cagoule, s'avança, hache à la main. À 48 ans, il avait conservé toute sa force, et sa présence seule suffisait à faire trembler l'ennemi.

Les forestiers se déployèrent rapidement, repoussant les assaillants. La bataille tourna en notre faveur, et Gaspard de Riboux fut contraint de battre en retraite. La douleur de mes blessures me fit vaciller, mais la vision de Cuculo Verde et de ses hommes m'emplit de gratitude. Ils avaient sauvé ma vie, et je leur devais une dette que je n'oublierais jamais.

Nous passâmes la nuit au campement de Cuculo Verde, au pied de la Sainte Baume. Autour d’un feu de camp, Arnulphe le Normand et moi échangeâmes des souvenirs. "Te souviens-tu de 1198, Roncelin ?" demanda Arnulphe, un sourire mélancolique étirant ses lèvres. "C’est cette année-là que nous avons eu l’idée de constituer cette milice de forestiers."

 

"Oui, je m’en souviens bien," répondis-je. "Marius était alors un paria, défiguré, rejeté par tous. Lui confier cette mission fut une manière de lui redonner un peu de dignité."

 

Arnulphe acquiesça. "Et ce casque que je lui ai fait fabriquer, avec ce masque et ce capuchon vert… Il lui a permis de cacher ses blessures, mais surtout, de se tenir droit à nouveau."

 

"Marius a toujours servi avec honneur," ajoutai-je, contemplatif. "Il a protégé ces terres, l’abbaye de Saint Victor, et Marseille avec une humilité rare."

 

Le silence s'installa un moment, interrompu seulement par le crépitement du feu. Arnulphe finit par briser ce calme. "Roncelin, je suis fatigué. Tous ces combats, ces années passées à manier l'épée… Je pense de plus en plus à me retirer au monastère. Trouver enfin la paix."

 

Je le regardai, sentant un poids similaire peser sur moi. "Arnulphe, sans toi, aujourd'hui, je serais mort. Mais je comprends ta lassitude. Nous prendrons cette décision ensemble, dès que la situation le permettra. Pour l’instant, j’ai encore besoin de toi."

 

Un léger sourire se dessina sur son visage. "Alors, nous verrons cela ensemble, quand le moment sera venu."

 

Les flammes dansaient devant nous, et dans ce moment de répit, une certaine paix s'installa entre nous. Nous savions que notre lutte n'était pas encore terminée, mais la promesse d'un repos futur suffisait pour apaiser nos esprits ce soir-là.

 

Les vents froids de décembre balaient les collines provençales, emportant avec eux les échos d’une trahison que je n’ai pas su voir venir. La situation politique s’envenime : les tensions entre les grands seigneurs et l’Église, toujours tiraillée entre ses alliances avec Rome et ses ambitions locales, transforment chaque décision en terrain miné. Et c’est Élie, l’érudit, l’ami, qui en fait aujourd’hui les frais.

Je le retrouve dans une salle austère du prieuré, accoudé à une table de bois, le visage creusé par les insomnies et l’inquiétude. Son habit est plus simple qu’à l’ordinaire, presque celui d’un pénitent, comme s’il voulait se fondre dans la pierre froide des murs qui l’entourent. Devant lui, un manuscrit ouvert, mais il ne lit pas.

« Élie, vous semblez accablé. Que se passe-t-il ? » je demande en m’asseyant face à lui.

Il relève lentement la tête, et dans son regard, je lis une colère contenue, mêlée à une profonde lassitude. « L’Église de Provence. Ils veulent mettre fin à mes recherches, Roncelin. Ils disent que mes travaux troublent les esprits simples et risquent d’attiser les hérésies. »

Je fronce les sourcils. « Qui a parlé ? Est-ce l’évêque ? Ou bien cela vient-il de plus haut ? »

Il pince les lèvres, comme s’il pesait ses mots. « Je n’ai pas de preuves formelles, mais je sens l’influence d’Alphonse II derrière tout cela. Il cherche à consolider son autorité sur la région, et mes découvertes, ma quête de vérité, ne servent pas ses intérêts. »

Je serre les poings. « Cela n’a aucun sens. Vos recherches ne menacent en rien le pouvoir en place. Elles ne font que dévoiler les racines de notre foi, ici, en Provence. »

« Justement, » rétorque-t-il avec amertume, « certains préfèrent que ces racines restent enterrées, qu’elles ne contredisent pas les récits officiels. Vous savez comme moi que la politique et la foi sont ici des alliées opportunistes. »

Je croise les bras, tentant de réfléchir à une solution. « Alors, que comptez-vous faire ? Vous battre ? »

Un sourire triste éclaire brièvement son visage. « Me battre ? Contre l’Église ? Je suis un homme seul, Roncelin, avec pour seules armes des parchemins et des souvenirs. Non, je dois partir. Retourner à Jbeil, où les archives de ma jeunesse m’attendent encore. Là-bas, personne ne m’empêchera de poursuivre ma quête. »

Le nom de Jbeil, c'est à dire Gibelet, l'antique Byblos des anciens, résonne comme un lointain écho, chargé d’une mélancolie que je ne peux comprendre entièrement. « Et vous reviendrez ? »

Il pose sa main sur la table, paume ouverte, comme s’il voulait graver une promesse dans le bois. « Oui, je reviendrai. J’ai commencé cette quête ici, et c’est ici que je la finirai. Mais pour cela, il me faut des preuves solides, irréfutables. Je dois retourner aux sources. »

Un silence s’installe entre nous, seulement troublé par le sifflement du vent qui s’infiltre par les interstices de la pierre. Je le regarde longuement, cet homme dont l’intellect brûle plus fort que les flammes de l’âtre, et je comprends qu’il a déjà pris sa décision.

« Alors partez, Élie, » dis-je enfin. « Mais sachez que vous ne serez jamais seul. Moi, et ceux qui croient en vous, nous veillerons sur ce que vous avez laissé ici. Et nous attendrons votre retour. »

Il hoche la tête, l’émotion perçant à travers son masque de résignation. « Merci, Roncelin. Vous êtes un vrai ami. »

Le lendemain matin, je le regarde embarquer sur un navire marchand au port de Marseille. Le vent agite son manteau, mais son dos reste droit, son regard fixé sur l’horizon. Alors que la voile se gonfle et que le bateau s’éloigne, une prière me traverse l’esprit, muette mais fervente.

Revenez, Élie. Revenez nous apporter cette vérité pour laquelle vous êtes prêt à traverser mers et tempêtes.

 

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