La Provence, en ce début de l’an 1210, semble plongée dans un hiver sans fin. Les récentes pluies ont imbibé la terre, laissant les champs et les routes dans un état de désordre boueux. Les paysans, modestement vêtus, vaquent à leurs occupations avec une résignation silencieuse. Je parcours les chemins entre Marseille et les commanderies éloignées de l’abbaye de Saint Victor, éprouvant un besoin croissant de me rapprocher de ces vies humbles et dépourvues de faste.
Le vent glacial fouette mon visage alors que je quitte la ville pour me rendre à Psalmodie, en Camargue. Le paysage, dénué de ses teintes estivales, offre une beauté austère : des étendues marécageuses s’étendent à perte de vue, ponctuées de roseaux qui se balancent doucement sous la brise. Les flamants roses, toujours majestueux, se tiennent en groupes silencieux, leurs plumes contrastant avec le ciel gris d’hiver. Ici, parmi les hommes et les femmes qui peinent pour arracher leur subsistance à cette terre capricieuse, je trouve un écho à mes propres questionnements intérieurs.
Raymond de Toulouse se rend à Rome en janvier, une nouvelle qui parvient jusqu'à moi par le biais de marchands et de voyageurs. Son pèlerinage pour plaider sa cause me semble éloigné de mes préoccupations actuelles. Je me concentre sur les prières et les œuvres pieuses, cherchant une certaine paix dans la contemplation de la vie simple des paysans. Au Tholonet, près de Brignoles, les collines ondulent doucement, parsemées d’oliviers et de vignobles abandonnés à la rudesse de l’hiver. Ici aussi, je m’efforce d’aider, de comprendre, et surtout de ressentir.
Mars arrive, et avec lui, les rumeurs des horreurs perpétrées par la croisade. Les bûchers collectifs à Minerve, les massacres, tout cela me parvient comme des échos lointains, mais suffisants pour me glacer le sang. Je m’éloigne davantage de ces violences insensées, cherchant refuge dans la philosophie naissante des Frères mineurs, inspirée par François d’Assise. Sa vision d’une vie de pauvreté volontaire et de service à Dieu résonne en moi comme une étoile guidant mes réflexions.
En juin, le siège de Minerve s'achève, marqué par des bûchers qui consument les vies de nombreux Cathares. Les nouvelles de ces atrocités parviennent à Marseille, et je suis profondément bouleversé. La barbarie de ces actes m'accable, renforçant mon désir de me retirer du monde. Chaque détail qui m'est rapporté me hante : les cris des innocents, les flammes dévorant les corps, la foi aveugle qui justifie l'inhumain. Comment peut-on châtier aussi durement ceux qui, bien que considérés comme hérétiques, m'ont autrefois semblé si doux et bienveillants ?
Je croise Raymond de Capestang dans la montée des Accoules. Il marche lentement, la tête basse, et lorsque nos regards se croisent, je vois ses yeux rougis, gonflés par des larmes qu’il n’a pas eu le temps de sécher.
Je ralentis, feignant l’indifférence, et lâche d’un ton léger :
— Le bonjour, Mestre Raymond. Vous devez être passé bien près d’un ballot de poivre ?
Il s’arrête net, surpris. Un bref instant, il me scrute, cherchant à comprendre. Puis l’ombre d’une lueur passe dans ses yeux, et il hoche imperceptiblement la tête. D’un revers de manche, il s’essuie le visage et répond avec aplomb :
— Oui, messire. La nef de Mestre Thibaud vient d’en débarquer sur le quai, au bas de ces marches.
Il marque une pause, s’assure que personne ne prête attention à nous, puis se penche légèrement vers moi et murmure :
— Merci… Vous êtes un saint homme, Sire Roncelin.
Je ne réponds pas. Un simple hochement de tête suffit. Il repart, plus droit, plus maître de lui-même, et moi je continue mon chemin, sans me retourner. Dans ces temps de fer et de feu, il faut parfois savoir détourner le regard pour ne pas condamner ceux que l’on ne peut sauver.
Un Saint-homme, vraiment ? Je me rendais justement à l'Église des Accoules, cherchant un refuge pour mon âme troublée. L'obscurité de l'édifice et le silence sacré m'enveloppent, m'offrant un instant de répit. Je m'agenouille devant l'autel et implore Jésus d'éclairer mon cœur. "Seigneur," murmuré-je, "si ces actes sont justes à tes yeux, donne-moi la force de les comprendre. Je ne puis me résoudre à férir de braves gens comme Raymond et les siens." Mais aucune réponse ne vient, seulement le vide et le poids de mon désarroi.
Je reste là, longtemps, les mains jointes, priant dans l'espoir d'une illumination. Mon esprit vacille entre la colère et le doute. Ma foi, déjà ébranlée par tant de conflits, vacille davantage. Pourtant, je sais que je suis pécheur. Peut-être est-ce mon propre orgueil qui m'empêche de saisir les desseins divins. Je ressens que pour comprendre, pour vraiment atteindre la rédemption, je dois aller au bout de l'expiation de mes fautes.
Alors que l'été s'installe et que la Provence revêt ses couleurs plus vives, mon cœur reste sombre. Les querelles avec Audiarz s'intensifient. Notre relation, jadis empreinte de passion, est devenue un champ de bataille verbal. Chaque échange est une joute, un rappel constant de notre désaccord profond. Je me réfugie dans la prière, cherchant des réponses que je ne trouve pas, espérant un signe qui m'indiquerait la voie à suivre.
En août, les tensions atteignent leur paroxysme. Audiarz, forte et opiniâtre, refuse de céder à mes tentatives de conciliation. Chaque désaccord nous éloigne davantage, et je commence à envisager une séparation définitive. Pendant ce temps, les nouvelles de la prise de Termes par Simon de Montfort renforcent mon sentiment de désillusion envers le monde séculier.
En septembre, la comparution de Raymond de Toulouse devant le concile de Saint-Gilles est un échec. Les évêques refusent de lui accorder le droit de se justifier, ajoutant une autre couche à l’injustice que je perçois partout autour de moi. L’empereur Othon IV de Brunswick est déposé en novembre, un événement qui, loin de me surprendre, me conforte dans l’idée que nul n’est à l’abri de la toute-puissance papale.
En octobre, je me rends à la grotte sacrée de la Sainte Baume, où l'on dit que Marie Madeleine a passé ses dernières années. L'air est frais, chargé de l'humidité des sous-bois, et le chemin escarpé m'oblige à ralentir, à méditer chaque pas. Je ressens une étrange sérénité en pénétrant dans ce lieu de dévotion. La lumière filtrée par les feuillages danse sur les parois de la grotte, créant une atmosphère mystique qui apaise mon esprit tourmenté.
Après un long moment de prière, je sors de la grotte, l'âme un peu plus légère. C'est alors que je rencontre Marius Savi, mon cher "Cuculo Verd". Il est là, le géant au visage déformé qu'il cache sous son capuchon vert. Cet homme, chasseur au service de la commanderie du Plan d'Aups, m'a sauvé la vie lorsque j'ai été attaqué par les hommes de Riboux il y a quelques années.
Marius a maintenant 48 ans. Son visage, bien que marqué par les cicatrices de son passé, exprime une sagesse nouvelle. Il a apaisé la haine implacable qu'il vouait autrefois aux Catalans. Nous nous asseyons sur un rocher, et il commence à me parler, ses mots simples mais profonds résonnant en moi. Il m'explique qu'il n'a pas abandonné sa haine pour eux, mais pour lui-même, pour vivre en harmonie avec son âme. Bien qu'il leur doive ce visage hideux, il a compris qu'il leur doit aussi l'énergie vitale qui a fait de lui l'homme qu'il est aujourd'hui.
Ses paroles m'intriguent et me touchent profondément. Je le questionne avec intérêt et compassion, désireux de recueillir ses confidences. Nous parlons longuement, et son témoignage éclaire mes propres réflexions. Son cheminement intérieur, cette capacité à transcender la souffrance pour trouver la paix, m'inspire.
Je suis tiraillé entre mon ambition de faire le bien pour les autres, qui me retient à mon statut de vicomte, et mon besoin d'équilibre personnel, qui m'attire vers une vie de prière. Marius me montre que la réconciliation avec soi-même est possible, même après les épreuves les plus dures.
Nous restons là, dans le silence apaisant de la nature, entourés par les paysages magnifiques de la Provence. Les collines boisées s'étendent à perte de vue, et l'air embaume le parfum des pins et des herbes sauvages. Le soleil déclinant colore le ciel de teintes orangées, ajoutant une touche de magie à cet instant suspendu.
Finalement, je prends congé de Marius, le cœur rempli de gratitude pour cette rencontre fortuite mais significative. Je repars avec un nouvel éclairage sur mes propres luttes intérieures, déterminé à trouver mon propre chemin vers la paix et l'harmonie.
Noël approche, et avec lui, une résolution se forme en moi. Lors d’une nuit glaciale, dans la solitude de ma chapelle, je trouve enfin la paix que je cherchais. À genoux devant l’autel, je prends la décision cruciale de me retirer au couvent. Le jour de Noël, je partage ma décision avec l'évêque Rainier de Marseille, exprimant mon souhait de répudier Audiarz et d'abandonner ma charge de vicomte. Rainier, compréhensif, approuve mon choix.
La nuit de Noël, alors que la ville célèbre dans la ferveur, je m’enfonce dans la prière, prêt à embrasser une nouvelle vie de contemplation et de service spirituel. Cette résolution marque la fin de mes luttes politiques et personnelles, et le début d'un chemin vers la rédemption et la paix intérieure.