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Chapitre 3.10 : La Croisade en Marche - (1209)

Février 1209 La Provence est enveloppée d'un voile d'incertitude. Les rues de Marseille, habituellement si vibrantes de vie, sont marquées par une tension palpable. Le vent frais de la mer fouette mon visage tandis que je me tiens sur les remparts, observant l'agitation en contrebas. La nouvelle de la mort de Guillaume de Forcalquier s'est répandue comme une traînée de poudre, jetant la région dans une période d'instabilité. Mon vêtement, une tunique sombre ornée de broderies simples, contraste avec l'éclat des armures des gardes qui patrouillent le château. Arnulphe, toujours à mes côtés, commente avec une amertume contenue : « Seigneur, la maison d'Aragon ne tardera pas à faire sentir sa domination. » Je hoche la tête, le poids des événements pèse lourdement sur mes épaules. « Il nous faut agir avec prudence, Arnulphe Je vais tenter de prêter hommage au Comte de Provence, même si ma condition d'excommunié complique les choses. »r310.jpg

La nouvelle arrive à l'aube du 16 février. Giraud, un écuyer jeune et vif, entre en trombe dans mes appartements. « Seigneur Roncelin, » halète-t-il, « le pape Innocent III a lancé un appel à la croisade en Espagne. Des milliers de chevaliers se préparent à partir. » Je reste silencieux un moment, les doigts effleurant le bord de ma table de bois massif. « Une autre croisade... » murmurai-je. « Le monde semble ne jamais trouver de paix. »

Les jours passent en mars, et les nouvelles continuent d'arriver. Basile le Macourien me rapporte que Raymond VI de Toulouse a cédé un fief près de Nice aux Templiers. « Ils y fondent une commanderie, » explique-t-il, les yeux fixés sur la carte étalée devant nous. « Toulouse ne peut plus contrôler ces terres éloignées. » Je soupire, la main sur mon front. « Chaque jour, nous perdons un peu plus de contrôle sur nos destins. Nous devons trouver un moyen de naviguer ces eaux troubles. »

En avril, en désespoir de cause, je commence à offrir des contributions volontaires au Comte de Provence. Ces sommes, bien que modestes, sont une tentative d'acheter une paix fragile. Lors d'une réunion avec mes conseillers dans la grande salle aux murs ornés de tapisseries délavées, je déclare : « Nous devons être stratégiques. Chaque pièce d'or que nous donnons est une pièce d'or que nous ne perdons pas dans une guerre inutile. »

Le 1er mai, le roi de France, Philippe II Auguste, et le légat du pape convoquent une assemblée près de Sens pour décider de répondre à l'appel du Pape à la croisade contre les Albigeois. L'annonce parvient à mes oreilles par le biais d'un messager de Guilhem d'Ussel, à présent homme lige de Philippe de France mais toujours prompt à me transmettre des nouvelles. « Seigneur, » dit-il avec gravitas, « il semble que la guerre soit inévitable. »

Le sac de Béziers atteint mes oreilles avec une brutalité glaçante le 22 juillet. Les récits de massacres, de villes en flammes, et de milliers de morts me remplissent d'horreur. J'appelle Hugues de Fer, Arnulphe et Basile dans la grande salle, où nous délibérons. « Cette violence est insensée. Nous devons protéger Marseille de ces atrocités, » dis-je avec détermination.

Les échos de la croisade contre les Cathares se rapprochent. Tout l'été, je reste un observateur, impuissant face à l'escalade de la violence. Les rapports de Giraud et Bertran deviennent de plus en plus sombres. « Seigneur, » dit Giraud un soir, « Simon de Montfort a pris Carcassonne. Le chaos s'étend. »

Entre le 1er et le 15 août, Simon de Montfort assiège Carcassonne et destitue le vicomte Raimond-Roger Trencavel. Les nouvelles de cette victoire arrivent par l'intermédiaire de marchands et de messagers. Hugues, la mine sombre, commente : « Montfort ne s'arrêtera pas là. »

Le 24 Août j'accours au son d'une rumeur sourde. Lorsque j’arrive sur le port, une foule s’est déjà amassée autour du groupe de réfugiés. Ils sont une vingtaine, des hommes épuisés, des femmes aux visages tirés par la fatigue et la peur, quelques enfants agrippés aux jupes de leurs mères. Leurs vêtements sont couverts de poussière et de sel, signes d’un long voyage éprouvant.

Face à eux, enflant la colère de la populace, un prêtre vocifère. Il est vêtu d’une soutane élimée, mais ses yeux brillent d’un zèle dangereux. Je le reconnais : maître Arnaud de Servian, un moine originaire des environs de Béziers.

— Ce sont des hérétiques ! tonne-t-il en levant son bâton. Ils fuient le juste châtiment du Seigneur ! La peste cathare se répand et vous voudriez leur ouvrir vos portes ? Marseille est-elle devenue un nid d’adorateurs du Malin ?

La foule gronde, hésitante. Certains acquiescent, d’autres détournent le regard. Personne ne veut se mêler à cette chasse, mais la peur est une étincelle facile à enflammer. Je lève la main et m’avance.

— Maître Arnaud, dis-je d’une voix forte, ces hommes et ces femmes viennent de loin. Marseille accueille les voyageurs et protège ceux qui en ont besoin. Il n’est pas question d’un tribunal sur ce quai.

Le prêtre me fusille du regard.

— Seigneur de Marseille, méfiez-vous. Ceux qui défendent les hérétiques sont souvent des hérétiques eux-mêmes.

Le silence tombe, lourd de menace. J’inspire lentement. S’il me soupçonne d’indulgence, c’est mon propre bûcher que je risque d’alimenter.

— Vous avez raison, maître Arnaud, je ne peux laisser l’erreur souiller cette ville. Je vous recevrai sous peu, en privé. Nous verrons alors ce qu’il convient de faire.

Il hésite, puis hoche la tête. La promesse d’une audience semble lui suffire pour l’instant. Il s’éloigne à contrecœur, et la foule, privée de guide, se disperse. Je fais signe aux réfugiés de me suivre.


Dans ma salle, je reçois d’abord le prêtre. Il s’installe avec raideur, la bouche pincée d’un air de triomphe contenu.

— Ces gens doivent être jugés, commence-t-il sans préambule.

Je m’appuie contre le dossier de mon siège et croise les bras.

— Par qui ?

Il cligne des yeux.

— Par un tribunal ecclésiastique, bien sûr !

— Vous voulez faire venir les hommes du légat ici, à Marseille ? Que croyez-vous qu’il se passera si la ville devient suspecte de complaisance envers les hérétiques ?

Il se tait. J’enfonce le clou.

— Le comte de Toulouse n’a pas pu protéger Béziers, pas plus que le Comte Trencavel. Pensez-vous que moi, Roncelin de Marseille, je pourrais m’opposer aux croisés si la rumeur se répand que nous abritons des cathares ?

Je marque une pause, avant d’adopter un ton plus mesuré.

— Ils seront surveillés. S’ils montrent le moindre signe d’hérésie, alors nous aviserons. Mais je ne brûlerai pas des hommes, des femmes et des enfants sur une simple suspicion.

Arnaud de Servian serre les dents, mais il n’ose pas protester davantage. Il se lève brusquement, l’air contrarié.

— J’espère que vous savez ce que vous faites, seigneur de Marseille.

Il s’incline et quitte la pièce.


Le chef des réfugiés entre à son tour. Un homme d’une cinquantaine d’années, au visage émacié mais au regard vif. Il s’incline profondément.

— Seigneur, je suis Raymond de Capestang. Je vous remercie de votre clémence.

— N’en soyez pas si sûr, dis-je en le fixant.

Il se fige.

— J’ignore en quoi vous croyez, Raymond, et à vrai dire, cela m’importe peu. Ce que je sais, c’est qu’en ce moment même, des hommes meurent pour moins que ça.

Il acquiesce lentement.

— Vous et les vôtres vivrez à Marseille tant que nul ne viendra se plaindre de vous. Tant que personne ne chuchotera que vous priez autrement, que vous refusez de prêter serment sur la croix ou de communier.

Il baisse la tête.

— Nous irons à la messe, nous ferons carême. Nous respecterons les fêtes, seigneur.

— En apparence, du moins.

Il relève les yeux, et un instant, j’y lis quelque chose qui pourrait être de la gratitude.

— Vous n’avez pas le choix, dis-je doucement.

— Non, murmure-t-il, je n’ai pas le choix.

Il se lève et s’incline une dernière fois.

— Mais je vous en fais le serment, moi et les miens serons des ombres dans votre ville. Vous n’entendrez plus parler de nous.

Il sort. Je reste un instant seul, fixant la porte close.

La croisade a commencé. Pour combien de temps encore pourrai-je protéger Marseille de ses feux ?



En septembre, le concile d'Avignon organise la lutte contre l'hérésie albigeoise. Les églises interdisent danses et jeux, une mesure qui ne fait qu'ajouter à la tension ambiante. Dans les rues de Marseille, les murmures de rébellion et de peur se font entendre.

Le 4 octobre, Othon IV de Brunswick se fait couronner empereur par le pape. Cette nouvelle, bien que lointaine, résonne avec une certaine gravité. « Les équilibres de pouvoir en Europe changent rapidement, » commente Basile.

Le 8 novembre, Jean sans Terre est excommunié. La nouvelle de cette excommunication, apportée par un marchand anglais de passage, fait l'effet d'une bombe. « Le roi d'Angleterre est désormais un paria, » dis-je à Basile. « Cela complique nos espoirs de soutien à travers la Manche. »

En novembre, la prise et la mutilation de Bram marquent une nouvelle escalade dans la violence. Les récits de Cathares mutilés arrivent par des voyageurs. Je convoque une réunion d'urgence dans la grande salle. « Nous devons être prêts à toute éventualité, » déclare Hugues avec sa sévérité habituelle.

En décembre, la tension avec Audiarz atteint son paroxysme. Nos disputes, autrefois sporadiques, deviennent quotidiennes. Un soir, lors d'une querelle particulièrement vive, Arnulphe entre pour annoncer une nouvelle cruciale. « Seigneur, » dit-il, « les discussions sur la croisade contre les Cathares se font de plus en plus pressantes. »

Las des luttes incessantes, je commence à envisager une retraite spirituelle. L'idée de me retirer des affaires du monde me semble de plus en plus attrayante. Mais pour l'instant, je dois rester, observateur d'un monde en ébullition, espérant encore une lueur de paix dans cet océan de violence qui pour l'instant épargne la Ville dont j'ai la charge.



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