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Chapitre 3.14 : Le retour d’Élie (1214)

L’hiver de cette année-là n’était qu’un souffle glacial qui mordait la pierre et s’insinuait jusque dans la moelle des os. La lumière pâle du jour jetait des ombres longues sur les murs de mon château, et mes nuits n’étaient plus que fièvre et insomnie. C’est dans cet état que j’ai vu revenir Élie, après tant d’années.

Je l’ai d’abord à peine reconnu. Ses épaules, autrefois fières, étaient affaissées, et ses yeux, qui avaient toujours brûlé d’une flamme indomptable, semblaient alourdis par un poids invisible. Pourtant, il se tenait droit devant moi, vêtu d’un manteau râpé par les voyages et marqué par la poussière de terres lointaines.

« Élie, par tous les saints, est-ce vraiment vous ? »

Un sourire fatigué étira ses lèvres. « C’est moi, Roncelin. Mais je ne suis plus que l’ombre de l’homme que vous avez connu. »

Je m’approchai pour lui prendre les mains, rugueuses et craquelées par les années d’errance. « Entrez donc. Vous devez être épuisé. Parlez-moi ; dites-moi ce que vous avez découvert. »

Il hocha lentement la tête et me suivit jusqu’à la chaleur du foyer. Nous nous assîmes, et je fis apporter du vin, des olives et du pain. Ce n’est qu’après avoir mangé quelques bouchées qu’il releva les yeux vers moi, son regard soudain illuminé d’un éclat que je croyais éteint.

« Roncelin, j’ai trouvé ce que je cherchais, » murmura-t-il.

Mes mains tremblèrent légèrement. « Parlez. Que savez-vous ? »

Il inspira profondément avant de commencer. « Dans le désert, au cœur des monastères coptes, j’ai découvert des papyrus d’une ancienneté que je n’osais espérer. Ils racontaient que Lazare et Marie Madeleine n’avaient jamais coupé les liens avec leur famille restée en Orient. Une compagne de la sainte a rapporté ses dernières volontés : elle a été enterrée dans la plaine, au pied de la Sainte-Baume. Maximin, mort peu de temps après elle, a été inhumé au même endroit. »

Je me redressai légèrement. « Et avez-vous ces écrits ? »

Un voile de douleur passa sur son visage. « Non. Les agents du Comte de Provence m’ont arrêté sur le chemin du retour. Ils ont saisi tous mes papiers. Mais… » Il posa une main sur sa tempe. « Je les avais appris par cœur. Je peux vous conduire à l’endroit exact. »

Une fièvre monta en moi, malgré ma faiblesse. « Alors partons ! Dès demain ! »

Il leva une main pour m’arrêter. « Non, Roncelin. Pas dans votre état. Vous êtes fiévreux, et l’hiver est terrible. Nous ne pourrions pas survivre à un tel voyage maintenant. Attendez le printemps. Mais je vous en supplie, si je ne suis plus là, accomplissez cette quête pour moi. »

Je voulus protester, mais la vérité de ses paroles était indéniable. Et le maronite ne semblait pas en meilleur état que moi. Alors je promis.

Je restai silencieux, le cœur battant. Puis l'idée me frappa.

— Maximin ? La chapelle de Saint-Maximin… murmurai-je enfin, les yeux écarquillés. C’est une petite église filleule aujourd'hui du monastère de Saint-Victor, bâtie sur la plaine… Là où tout a commencé.

Élie s’arrêta un instant, me jaugeant du regard avant de reprendre, la voix grave et légèrement éraillée :

— Les moines de Saint-Victor ont caché le caveau en 711. Ils savaient que les Sarrasins allaient ravager la Provence. Pour protéger les reliques, ils ont tout dissimulé…

Le silence s’épaissit entre nous. Je posai mes mains tremblantes sur la table devant moi. Les pièces du puzzle s’imbriquaient dans mon esprit avec une clarté foudroyante.

— Oui, Roncelin. La vérité était sous nos yeux depuis le début. Nous avons cherché des années, traversé mers et déserts, alors qu’elles étaient là, tout près… depuis sept siècles.

Un rire bref et amer m'échappa. Je secouai la tête, accablé et émerveillé tout à la fois. Mon regard, brillant d’une lueur nouvelle, se tourna vers Élie.

— Nous irons au printemps, j’en fais le serment.

Mais au fond de moi, une inquiétude sourde grandissait. L’hiver serait long… et peut-être ne le verrions nous jamais.

Un soir, alors que la lumière vacillante des torches projetait sur les murs de l’abbaye des ombres dansantes, nous étions réunis dans ma cellule, Élie, Basile de Macourie et moi. La conversation avait d’abord porté sur les pèlerins et les reliques, mais bientôt, elle prit un tour plus grave alors que nous évoquions notre projet de pèlerinage à la Sainte Baume.

Basile, un homme au visage tanné par le soleil des hautes terres, aux yeux profonds et perçants, buvait son vin en silence, écoutant nos échanges. Lorsqu’il prit enfin la parole, sa voix grave et mesurée résonna dans la pierre froide.

« Dans mon pays, les Anciens enseignent que Marie Madeleine ne fut pas une simple disciple… »

Élie haussa un sourcil, l’air intrigué. Je sentis en moi un mélange de curiosité et de prudence. Basile poursuivit :

« Elle était la compagne du Seigneur. Il l’aimait d’un amour saint, et elle fut la seule à recevoir ses enseignements les plus secrets. »

Je restai figé. Élie, lui, fronça les sourcils. Il posa son gobelet, croisa les bras.

« Ce sont des paroles dangereuses, Basile. L’Église ne tolère aucune déviation sur ces sujets. »

Basile acquiesça lentement.

« Ici, oui, je sais. C’est pourquoi je n'ai jamais répété à d'autres ces paroles qui se transmettent parmi ceux qui ont gardé la langue guèze et les traditions coptes. Ceux qui croient que le Christ n’a pas seulement révélé la parole du Père, mais aussi la vérité de l’amour humain sanctifié. »

Je me surpris à murmurer :

« Un amour sanctifié… »

Je songeai à Adalasie. À nos nuits, à nos prières partagées, aux instants où, unis, nous nous abandonnions à Dieu. Une chaleur douce, oubliée, remonta en moi, mêlée d’un profond trouble. Élie me regarda fixement.

« Tu ne vas tout de même pas croire à ces élucubrations ? »

Je ne répondis pas. Basile sourit doucement.

« Croire ou ne pas croire… Ce n’est pas là l’important. L’important, c’est ce que cette vérité change en l’homme qui l’entend. »

Élie soupira, secoua la tête.

« Que cette parole ne franchisse jamais ces murs. L’Église traque les hérétiques avec un zèle sans faille. Et nous savons tous ici ce qu’il en coûte d’être suspecté d’écarter un seul mot du dogme. »

Je hochai la tête. Oui, mieux valait taire cela. Pourtant, quelque chose en moi refusait d’oublier ces paroles. Car si le Christ avait aimé une femme en union d’adoration avec le Seigneur, alors peut-être que mon passé ne faisait pas de moi un pécheur condamné. Peut-être qu’aux yeux de Dieu, j’étais déjà absous.

Le printemps arriva enfin, et avec lui, une vigueur retrouvée. Élie et moi prîmes la route pour Saint-Maximin. Malgré son état affaibli, il avançait avec une détermination presque surnaturelle, guidé par une force qui semblait venir d’ailleurs.

Ce fut au crépuscule d’un jour paisible que nous trouvâmes enfin l’endroit. Un ermitage paisible, dans une large plaine couverte de vignes, entourée de collines boisées, et le murmure du vent dans les arbres semblait presque nous accueillir.

« C’est ici, » murmura Élie. Nous traversâmes le cloître et entrèrent dans la chapelle, reconstruite il y a deux siècles.

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Nous nous agenouillâmes sur les dalles froides, priant dans un silence sacré. L’air semblait chargé d’une présence bienveillante, et je crus entendre, dans le lointain, un chant doux, presque imperceptible. Le maronite me montra une dalle marquée d'un poisson schématique. Le signe des tous premiers chrétiens. Il commença le notre père en araméen, dans les mots mêmes qu'avait prononcé le Seigneur je psalmodiais le répons en latin :


Awoun douèshméïa,
Pater Noster, qui es in cælis, ,

Nèth qradashe shmarh
sanctificétur nomen tuum,

Tété merkouzarh
advéniat regnum tuum

Névé sévianarh...
fiat volúntas tua...



Le silence qui suivit le dernier Amen semblait suspendu. Élie, semblant épuisé par tant d’efforts, s’effondra doucement sur le sol. Je le rattrapai, mais il me sourit faiblement. « Roncelin, mon ami… je suis en paix. »

Il sortit une petite bourse d’or de son manteau et la plaça dans mes mains tremblantes. « Pour que ma dépouille retourne à Jbeil. C’est ma dernière volonté. »

Je hochai la tête, incapable de parler, tandis que ses yeux se fermaient pour la dernière fois, un sourire illuminant son visage.


Je restai là, longtemps, priant pour mon ami, pour moi-même, et pour les saints qui reposaient en paix sous nos pieds. Dans un mélange de fièvre et de prière, je crus entendre des voix, douces et pleines de sagesse.

« Roncelin, laisse-nous en paix. Notre repos est sacré. »

Je baissai la tête, les larmes brouillant ma vue. Puis, doucement, je fis la promesse de garder ce secret pour moi.

Avant de repartir, je gravis une avant dernière fois, seul, les hauteurs de la Sainte-Baume, contemplant la plaine en contrebas, baignée dans la lumière dorée du crépuscule. J'y récitai un chapelet pour le repos des Saints. Ma mission était accomplie. Bientôt, je retrouverais la paix éternelle, comme Élie, comme eux. Mais je devais auparavant conclure ma propre mission. Celle dont je venais de prendre conscience au soir de ma vie. Un dernier effort était nécessaire.

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