22 juillet 1212. Une chaleur écrasante plane sur l'abbaye de Saint-Victor. La pierre ancienne semble vibrer sous le poids du soleil, témoin silencieux de cette journée particulière. Je me tiens devant l'autel, entouré des frères, les mains tremblantes mais le cœur ferme. Mon souffle est court, une douleur sourde me serre la poitrine, rappel constant de ma blessure de guerre, souvenir de la bataille de Rousset. Malgré cela, je me tiens droit, résolu.
Aujourd'hui, je fais don de tout ce que je possède à l'abbaye. Le poids de cette décision ne me quitte pas. Chaque mot que je prononce est une pierre ajoutée à l'édifice de ma rédemption. "Frères, je renonce à mes biens pour le service de Dieu et de notre communauté." L'écho de mes paroles se perd dans les voûtes, mais l'effet est immédiat. Les moines m'entourent, une émotion palpable dans leurs regards.
La population est réunie, attentive. Les pauvres, massés aux premiers rangs, laissent éclater leur joie silencieuse, tandis que les notables murmurent entre eux, échangent des regards lourds de signification. Devant moi, sur une table de chêne sombre, le parchemin est déployé, ses lignes soigneusement tracées par le scribe de l'abbaye.
D'un geste lent, mes doigts saisissent le bâtonnet de cire rouge que je laisse fondre sur le bas du document. La chaleur monte brièvement jusqu’à mon visage, tandis qu’une goutte s’écoule lentement sur le vélin, formant une tache écarlate. Je prends mon sceau et l’appuie fermement dans la cire encore malléable. Un instant, je reste ainsi, sentant la pression sous ma paume, comme si je fixais dans cette empreinte la renonciation à tout ce que j’ai été.
Lorsque je relève la main, la solennité de l’instant m’envahit. Je ressens une paix profonde, presque irréelle, comme si, en cet instant, toutes mes fautes passées étaient lavées. Mais au fond, je sais que ce n'est que le début de mon chemin vers la rédemption.
Les semaines qui suivent, je me consacre à la rénovation de l'abbaye. Les difficultés s'accumulent. Depuis des décennies, la Provence est un champ de bataille politique entre les comtes de Toulouse et les rois d'Aragon. Les revenus des prieurés s'amenuisent, et l'abbaye croule sous les dettes. Nous avons dû emprunter à des prêteurs juifs, une décision qui a provoqué bien des remous. Pourtant, je persiste. Chaque pierre restaurée, chaque prieuré réhabilité est une victoire sur le désespoir.
Ma rencontre avec François d'Assise a été un tournant. Cet homme simple, vêtu d'une robe grossière, exhale une force spirituelle que je n'avais jamais rencontrée auparavant. "Frère Roncelin," m'avait-il dit, "le chemin vers Dieu est celui de l'humilité et du service." Ses paroles me frappent comme une évidence. J'ai découvert en lui une foi pure et sincère qui m'inspire tout au long de ces mois de labeur. Cette rencontre me pousse à redoubler d'efforts pour restaurer non seulement les bâtiments, mais également l'âme de l'abbaye.
Les mois, les années passent, et ma santé continue de se détériorer. La douleur dans ma poitrine devient plus fréquente, mon souffle plus court. Frère Damien, notre herboriste, m'oblige à prendre des tisanes amères et me supplie de me reposer. "Frère Roncelin, votre zèle vous consume. Prenez soin de votre corps comme vous prenez soin de votre âme." Mais je refuse de ralentir. Chaque jour est une bataille contre ma propre faiblesse.
Adalasie, à l'abbaye des femmes de Gémenos, est un autre pilier de soutien. Son regard plein de sollicitude me rappelle que je ne suis pas seul dans cette lutte. Lors de mes visites, elle me gronde doucement. "Roncelin, vous êtes trop dur envers vous-même. Apprenez à écouter votre corps." Ses paroles me touchent, mais ma foi ardente me pousse à continuer.
Bondurand de Génolhac arrive à Marseille par un matin venteux. Je l'aperçois avant qu'il ne m'appelle : sa silhouette massive, taillée par des années de labeur et de combats, se détache dans la lumière incertaine. Il a les muscles d'un homme qui a soulevé bien plus de sacs de grain qu'il n'a porté d'armures, et pourtant, sa prestance est celle d'un chevalier aguerri. Son visage, buriné par le vent des montagnes et le soleil des champs, porte la marque du temps et de l'effort. Ses yeux plissés, presque bridés, lui donnent un air à la fois rieur et perçant.
« Roncelin ! Depuis le temps ! » Sa voix chaude couvre le tumulte du port.
Nous nous embrassons en vieille camaraderie. Il est de passage pour une affaire de terres dans le comté de Foix et a tenu à me voir. L'occasion est trop belle : je lui propose de m'accompagner jusqu'aux moulins de la vallée de l'Huveaune, dont les engrenages fatigués menacent de s'effondrer.
Nous quittons la ville au matin. La route serpente entre les oliviers et les pins tourmentés par le mistral. Bondurand chevauche à mes côtés, à l'aise, le regard curieux.
« Je me souviens encore de l'odeur de la farine chaude, du poids du grain dans mes bras d'enfant, dit-il. Mais vois-tu, Roncelin, je n'ai jamais oublié la force de l'eau. Rien ne me fascinait plus que ces rouages qui tournaient sans relâche, guidés par le seul courant de la rivière. »
Nous arrivons aux moulins. Le bruit sourd des roues fendant l'eau me ramène à une époque où je ne m'inquiétais pas de mon souffle trop court ni de la faiblesse qui me gagne. Bondurand, lui, descend souplement de cheval et salue les meuniers d'une poigne solide. Je lui montre les poutres affaissées, les meules ébréchées, les canalisations encombrées de débris. Il écoute, hoche la tête, donne des conseils avisés.
Soudain, une quinte de toux me plie en deux. Je porte la main à ma bouche et sens un liquide chaud sous mes doigts. Du sang. Je reste figé un instant. Bondurand s'approche d'un pas vif et voit ma main tachée. Son visage se ferme.
« Roncelin... Depuis combien de temps ? »
Je secoue la tête, préférant ne pas répondre. Il comprend, mais ne dit rien. Nous reprenons l'inspection, mais je sens son regard peser sur moi, attentif. Lorsque l'heure de repartir sonne, il insiste pour me raccompagner à l'abbaye. Sur le chemin, il garde un silence respectueux, seulement troublé par le vent dans les cyprès.
Devant le portail de Saint-Victor, il pose une main large et caleuse sur mon épaule.
« Repose-toi, Roncelin. L'eau peut faire tourner les meules sans toi, pour une fois. »
Je souris faiblement. Il a raison, bien sûr. Mais je ne peux m'empêcher de penser que le temps m'est compté, et qu'il reste tant à faire.
Frère Arnulphe, mon ancien compagnon d'armes, est désormais chargé de rétablir la bibliothèque de l'abbaye. Chaque livre restauré est une source de fierté. "Nous redonnons vie à la connaissance, Roncelin. C'est un legs précieux pour les générations futures," me dit-il un jour. Il a gardé son fort accent normand qui me fait sourire. Ses paroles résonnent en moi, réaffirmant le but de notre mission.
Les jours deviennent de plus en plus difficiles. La douleur est constante, mais je trouve du réconfort dans la prière. Chaque nuit, je m'agenouille devant l'autel, demandant à Dieu la force de continuer. La résignation que je craignais autrefois se transforme en une acceptation sereine. Je comprends maintenant que mon véritable sacrifice n'est pas seulement dans mes biens, mais dans ma vie entière consacrée à Dieu et aux autres.
Un matin, alors que le soleil se lève sur l'abbaye, baignant les pierres d'une lueur dorée, je ressens une paix profonde. Mon corps est faible, mais mon esprit est fort. Je me tiens sur le seuil de l'éternité, sachant que mon offrande est complète. Je murmure une prière, remerciant Dieu pour cette vie de service et de foi. Mon chemin touche à sa fin, mais mon esprit restera ici, dans ces pierres, ces livres, et ces âmes que j'ai chéries.
Curieusement, alors que j'accepte pour la première fois l'idée de ma propre mort avec sérénité, mon corps semble me tourmenter moins. Les douleurs et les lenteurs persistent, mais c'est comme si je les ressentais moins. Comme si, plus que les tisanes de saule de Damien, plus que les encouragements de Basile, ma propre âme soutenait désormais les faiblesses de ma chair.
Lors de la messe de Noël 1213, mon souffle me revient, et je chante les louanges du Seigneur avec l'ensemble du chapitre.