Sur l'éperon de Malilhères, dans sa tour carrée de pierres de schiste que le soleil couchant habillait de mille reflets dorés, un robuste chevalier d'âge mûr terminait de rentrer le bois pour la nuit. La tour se dressait fièrement entourée d'une nature sauvage et majestueuse. Les derniers rayons de lumière jouaient sur les murs, leur donnant une teinte presque magique.
Sur l'antique chemin en contrebas, deux chevaux avançaient lentement, remontant la pente escarpée. Rien d'étonnant sur ce « grand camy de Regordane », voie de transhumance, de commerce et de pèlerinage. Pourtant, à cette heure tardive, le cavalier et son cheval de bât auraient dû hâter le pas pour espérer atteindre Génolhac avant la tombée de la nuit.
À deux cents pas de l'antique voie, le Mas de Malilhères, fraîchement construit, témoignait des soins méticuleux que l'ancien meunier avait apportés à son édification. Chaque pierre semblait posée avec amour, chaque poutre taillée avec précision. À l'intérieur, sa femme, son plus jeune fils, et ses deux filles encore à marier, s'affairaient à préparer le dîner. L'air était chargé des arômes alléchants du repas en train de mijoter.
Le chevalier s'apprêtait à rentrer quand une voix familière le héla :
— « Bondurand ! Oh, Bondurand ! »
Il se retourna, surpris, et reconnut immédiatement le voyageur.
— « Oh, Bernard ! Mon vieil ami ! Mais que fais-tu là ? Entre, entre ! Miquel, sors de là, feignant ! Occupe-toi du cheval du sire d'Aspremont ! »
Un jeune homme blond, musclé à l'extrême, surgit en courant et se précipita dans les bras de l'arrivant.
— « Parrain ! Quelle joie de te revoir ! Mais que fais-tu ici ? »
— « Occupe-toi de son cheval au lieu de jouer les inquisiteurs ! Tu auras le temps pour les questions plus tard. »
Les deux chevaliers pénétrèrent dans la tour par l'étable, se faufilant habilement entre les bêtes pour atteindre l'échelle menant à l'étage supérieur. Au premier niveau, ils débouchèrent dans la pièce commune. La chaleur de l'âtre emplissait l'espace, tandis qu'une cuisse de sanglier rôtissait lentement sur une broche, tournée par une fillette d'environ huit ans.
— « Tonton Nounours ! » s'écria-t-elle en lâchant la broche pour se précipiter dans les jambes de l'invité.
Bernard éclata de rire.
— « Tu ne m'as pas oublié, chipie ? »
— « Dis, je peux jouer avec ton ours ? »
— « Audrana, voyons ! Occupe-toi de ton travail, le sanglier va brûler ! » intervint sa mère, d'une voix douce mais ferme.
— « Laissez, Marie ! Elle peut très bien surveiller le rôti tout en tournant la broche. » Le chevalier aux cheveux d'argent décrocha le collier qu’il portait autour du cou et le tendit à l'enfant. Une petite statuette d'ours en ivoire y pendait, polie par les années.
— « File, et veille à ne pas laisser brûler le rôti. »
Puis, il se tourna vers la grande sœur de la fillette.
— « Jeanne, j'ai un cadeau pour toi, de la part de Jean. »
La jeune fille, aux longs cheveux de jais, rougit profondément, un sourire éclatant illuminant son visage doux.
Elle déplia soigneusement le linge, révélant un peigne finement travaillé, incrusté de perles de verre colorées qui scintillaient sous les reflets changeants des flammes dans l'âtre. Les couleurs chatoyaient, passant du bleu au vert, évoquant les joyaux précieux des lointaines contrées orientales.
— « Oh, qu'il est joli ! Puis-je le mettre, maman ? » demanda Jeanne, les yeux pétillants d'excitation.
Marie, sa mère, jeta un regard en direction de son mari. Jeanne, suivant son exemple, tourna son visage suppliant vers lui.
— « Dis, papa, s'il te plaît ? »
Le maître de maison, un sourire bienveillant aux lèvres, acquiesça.
— « Bien sûr, ma fille. Cela honorera ton hôte que tu portes le présent de son fils. »
Bernard éclata de rire, son visage s'illuminant de plaisir.
— « J'en serai très heureux, en effet. »
— « Assieds-toi, mon ami, » reprit Bondurand, d'un ton chaleureux. « Je vais te faire goûter mon hypocras. Je tiens la recette de frère Damien, l'herboriste de Saint Victor. Un breuvage digne des plus nobles festins. »
Bernard s'assit avec un soupir mélancolique, les ombres dansant sur son visage marqué par les années. Bondurand, observant l'expression de son vieil ami, comprit que quelque chose le troublait.
— « Eh bien, mon vieil ami, as-tu un souci ? » demanda-t-il en versant une généreuse rasade de vin aux aromates dans une coupe finement ciselée.
Bernard hocha doucement la tête avant de prendre la parole, sa voix teintée de tristesse.
— « Je suppose que c'est à moi de t'annoncer la nouvelle, puisque tu évoques Saint Victor. Notre ami, l'abbé Roncelin, a quitté ce monde le mois dernier. »
Bondurand, visiblement ébranlé, se servit à son tour une coupe pleine d’hypocras et s'assit lourdement. Un silence pesant s'installa, le crépitement des flammes étant le seul bruit dans la pièce.
Finalement, Bondurand leva sa coupe, son regard perdu dans le vide.
— « Sacré moine ! Il faisait un rudement bon vicomte, pourtant ! »
— « Il fut un abbé encore meilleur », répondit Bernard avec gravité. « Sous sa direction, Saint-Victor a retrouvé toute sa splendeur. Le couvent de femmes de Gémenos est achevé, et il a fait construire une chapelle sur la colline de la Garde, dédiée à Notre-Dame. Il a même demandé à y être enterré. »
Enfin, Bernard sortit de sa besace un codex de facture modeste et posa une main sur l’épaule de Bondurand de Génolhac.
« Avant de mourir, Roncelin a chargé Basile de te remettre ceci. »
Il lui tendit un livre de parchemin relié sobrement, dont le sceau de cire rouge portait encore l’empreinte de son auteur. Bondurand prit l’objet avec gravité, le retournant entre ses mains calleuses.
« Il t’a demandé de le garder secret, dans ta famille, dans tes montagnes, où l'on sait se taire pendant des siècles… » murmura Bernard. « C’est Basile de Macourie qui me l’a remis, selon les dernières volontés de notre ami. Roncelin avait confiance en toi, en ta capacité à porter ce fardeau. Basile n’avait plus la force d’entreprendre le voyage, alors il m’en a confié la charge. Sa confiance m’a honoré. Mais je ne veux jamais savoir ce que contient ce codex. Je l’ai juré. »
Bondurand acquiesça en silence, son regard se perdant dans les flammes de l’âtre. Il n’ouvrit pas le codex. Pas encore. Mais il savait, au fond de lui, que ces pages renfermaient l’héritage d’un homme qui, toute sa vie, avait cherché la vérité. Et qu’un jour, dans un avenir lointain, elles parleraient de nouveau.
Les deux hommes entrechoquèrent leurs coupes, leurs regards empreints de respect et de souvenir.
— « Buvons au repos de ses cendres, et à l’avenir de Notre-Dame de la Garde ! »
Ils portèrent leurs coupes à leurs lèvres, rendant hommage à l’ami disparu et à son œuvre, tandis que la lueur du feu enveloppait la scène d’une chaleur réconfortante, écho des traditions et des souvenirs partagés.