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— Comminges est un homme de tête, mais aussi de méfiance, m’explique Guilhem en redressant le col de son surcot usé. Il ne se laissera pas convaincre par des mots seuls, Roncelin.
Je lui lance un regard en coin.
— Alors nous lui montrerons des actes.
Beaucaire est un carrefour stratégique, toujours animé malgré l’instabilité qui règne. Les marchands venus du nord et les soldats en faction se croisent sous les arcades des entrepôts. Le château, imposant et sévère, se dresse en sentinelle sur le Rhône, ses pierres grises encore humides de la bruine matinale.
Nous sommes accueillis dans une grande salle où le comte Bertrand de Comminges tient conseil. L’homme est aussi impressionnant que sa réputation le laisse entendre : large d’épaules, les cheveux d’un brun grisonnant retenus par une simple bande de cuir, il porte un manteau richement brodé de de sa croix rouge largement pattée. Ses yeux, d’un bleu perçant, sondent chaque visage comme s’il pouvait lire au-delà des mots.
— Guilhem d’Ussel, commence-t-il d’un ton neutre en levant une main calleuse. Et voici donc le célèbre Roncelin de Marseille.
— Seigneur de Comminges, dis-je en inclinant légèrement la tête.
Les salutations sont courtes. Bertrand n’est pas homme à perdre son temps en flatteries.
— Vous prétendez que vos forces tiennent Marseille, commence-t-il en plantant ses poings sur la table massive devant lui. Mais pouvez-vous tenir face à une offensive combinée d’Alphonse d’Aragon et de ses alliés provençaux ?
Guilhem intervient avant que je ne puisse répondre.
— Les forces marseillaises sont disciplinées. Pierre de Villiers a organisé des patrouilles régulières et renforcé les défenses de la ville. Nous avons également l’appui des marchands et des bourgeois.
Bertrand lève un sourcil, sceptique.
— Les bourgeois ? Qu’ils tiennent leurs coffres prêts, je n’attends rien d’eux sur le champ de bataille.
Je décide de parler, mon ton ferme mais mesuré.
— Ils savent ce qu’ils ont à perdre. Les marchands et armateurs marseillais se battent pour leurs familles, leurs biens, leurs vies. Ce ne sont pas des mercenaires que l’on achète, mais des hommes qui n’ont pas d’autre choix que de défendre leur foyer.
Bertrand me fixe un instant, puis hoche lentement la tête.
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Soit. Je vous accorde le bénéfice du doute, Roncelin. Mais sachez que je n’engagerai pas mes hommes dans une bataille où je ne vois aucune chance de victoire.
Alors que je discutais avec Guilhem et des capitaines toulousains au château de Beaucaire, un jeune écuyer entre précipitamment, les cheveux collés par la sueur, et s’agenouille devant lui. Sa respiration haletante rend ses mots presque inaudibles.
— Messire... des barques... des hommes sur le Rhône... Des Sarrazins, messire ! Ils remontent le fleuve !
Je fronce les sourcils, tendant une main ferme pour inviter le jeune homme à se relever.
— Du calme, garçon. Explique-toi clairement. Qui les a vus ? Où exactement ?
L’écuyer prend une gorgée d’eau avant de poursuivre :
— Chevalier Ermengard, messire. Et maître Alexandre, qui était avec lui. Ils ont envoyé l’alerte depuis Tarascon. L’un des leurs a repéré les envahisseurs depuis les airs avec son aigle. Ils disent qu’il faut rassembler nos forces immédiatement. Les Sarrazins ont des barques et parlent une langue étrange.
Un silence lourd tombe dans la salle. Les chevaliers échangent des regards graves. Je me redresse, mon visage marqué par une détermination froide.
— Des Sarrazins… Ici. Voilà deux décennies qu’ils ont ravagé nos côtes, et ils osent revenir.
Je fait signe à l’écuyer.
— Reste ici pour me raconter en détail ce que tu sais. Messire de Villiers doit en être averti, et l’Ost Toulousain prévenu par Saint-Gilles. Mais avant, dis-moi ce qu’a rapporté Ermengard. Ne m’épargne aucun détail.
L’écuyer, un peu plus calme, s’exécute, relatant les échanges entre Alexandre et Ermengard, les gestes précis de Bonellie l’aigle, et les observations sur les barques remontant le Rhône. À mesure que le récit avance, Je sent la tension monter en moi. Je marche lentement le long de la grande table, le regard fixé sur un point lointain.
— Le Maître du Passage, dis-je finalement. Si nous devons affronter les infidèles, les Templiers ne refuseront pas de prêter main-forte.
Je me retourne, mes yeux brillant d’une flamme nouvelle.
— Rassemblez mes hommes. Et envoyez un messager à Marseille. Nous aurons besoin d’eux.
À mon retour à Marseille, la tension est palpable. Les nouvelles arrivent de toutes parts, souvent contradictoires. À l’ouest, les seigneurs des vallées du Gardon et de la Cèze affluent sous la bannière du Comte de Toulouse, mais à l’est, autour de la Sainte-Victoire et de Draguignan, Alphonse d’Aragon étend son influence.
Adalasie m’attend dans nos appartements, vêtue d’une robe de lin couleur ivoire brodée de motifs floraux. Son visage, marqué par des années de prudence et de retenue, semble plus serein ces derniers jours. Elle tient un coffret en bois d’olivier, finement sculpté.
— Qu’est-ce donc ? demandé-je en posant mon manteau sur un banc.
Elle ouvre le coffret et en sort un bijou : une croix d’or incrustée de pierres précieuses, si ancienne qu’elle semble venue d’un autre temps.
— C’était à ma mère, dit-elle doucement. Un croisé le lui a offert en signe de gratitude, lui disant qu’elle avait prié pour lui, ce qui lui avait permis de voir Jérusalem et de revenir vivant.
Je reste silencieux, touché par ce geste.
— Elle disait que cette croix portait protection et force. Elle est à toi maintenant, Roncelin. Tu affronteras les sarrasins ici avec elle, comme il les a affrontés en Terre Sainte. Elle se signe sur ces mots.
Je prends le bijou dans mes mains, son poids plus symbolique que physique.
— Merci, Adalasie. Je jure de la porter avec honneur.
Elle me sourit, et dans ce sourire, je vois un pas de plus dans notre complicité renaissante, fragile mais réelle.
À l’aube de la guerre, alors que mes pensées sont accaparées par les préparatifs du départ, Élie le Syriaque demande à me rencontrer. J’accepte, bien que mon esprit soit ailleurs, déjà projeté sur le champ de bataille et les responsabilités qui m’attendent. Mais dès qu’il entre dans la pièce, je vois dans ses yeux une lueur particulière, presque fiévreuse, celle d’un homme porteur d’un secret trop grand pour lui seul.
Il s’assoit face à moi et déplie lentement un objet enveloppé de tissus usés. Je découvre un papyrus, jauni et fragile, comme s’il pouvait se désagréger au moindre souffle. « Ce document, » commence-t-il, d’une voix tremblante mais assurée, « je l’ai trouvé à Saint-Victor, dans un coffre abandonné que personne n’avait ouvert depuis des siècles. Il était en pièces… il m’a fallu des semaines pour le reconstituer. »
Je reste silencieux, intrigué malgré moi. Il poursuit : « Il s’agit d’une lettre écrite en araméen, destinée à Marie Madeleine et à Lazare de Béthanie. »
Le nom de Lazare me fait froncer les sourcils. Je connais les traditions provençales, ces récits que l’on prend pour des légendes, mais je ne m’attendais pas à les voir confirmés ainsi, noir sur blanc. « Continue, » dis-je, me penchant légèrement pour mieux voir.
Élie désigne une portion du texte, écrite en caractères serrés et abîmés : « Elle leur annonce la mort d’un proche à Béthanie, probablement une victime des persécutions romaines. Le nom est illisible, hélas. Mais ce qui importe, c’est l’adresse. » Il marque une pause, comme pour me laisser saisir l’ampleur de ses paroles. « Elle est écrite à l’attention de Marie Madeleine et de Lazare, que cette lettre désigne comme le premier évêque de Marseille. »
Un frisson me parcourt. Je contemple le document, ses bords rongés par le temps, les caractères à moitié effacés, mais si lourds de sens. « Lazare… » murmuré-je, comme pour m’assurer que ce nom ne disparaît pas dans le néant. « Celui que le Christ a ressuscité ? »
Élie incline la tête, son regard chargé d’une gravité qui me donne le vertige. « C’est bien lui. Si ce document est authentique – et tout porte à croire qu’il l’est – alors il confirme que Marseille a été l’un des tout premiers foyers du christianisme. Pas simplement une légende pieuse, mais une vérité historique. Une vérité qui place votre cité au cœur même de la chrétienté. »
Je recule légèrement, appuyant mon dos contre le dossier de ma chaise pour mieux mesurer l’ampleur de ce que je viens d’entendre. Une vérité historique… une prééminence inattendue et presque effrayante pour une ville que je pensais connaître. « Et que comptes-tu en faire, Élie ? »
« L’étudier, la préserver, et… la révéler à ceux qui auront le pouvoir de défendre cette mémoire. »
« Penses tu que ce soit le bon moment ? »
« Non, bien sûr. Mais cette guerre se terminera, et d'ici là j'aurais peut être trouvé d'autres preuves. »
Je hoche la tête, troublé. Mon rôle, mon devoir envers Marseille, s’alourdissent d’un coup sous le poids de cette découverte. Je comprends qu’il ne s’agit pas seulement de mon combat, mais de celui d’une ville entière, de son histoire et de son âme. Cette croix d’azur que je porte prend un sens nouveau. Elle n’est plus seulement l’emblème des marchands et des marins : elle devient le symbole d’une mission sacrée.
Je retourne à la salle de réception, trois importants personnages m'y attendent déjà. Tout de blanc vêtu, portant la croix rouge du Temple, le Maître du passage. L'homme qui fait fonction d'Amiral de la Flotte Templière et commande la Commanderie de Marseille, près du Tholoné. A ses côtés vêtu de noir, le commandant de Saint Jean, chef des Hospitalliers de la Ville. Enfin un géant blond que je ne connais pas. Il est vêtu de blanc orné d'une croix en Tau noire. Ses yeux bleus profonds tranchent sur son visage rose. Je le soupçonne d'être un de ces chevaliers allemands, toujours liés à l’Hôpital mais qui cherchent à fonder leur propre ordre.