Le tumulte de la bataille m’enveloppe comme un brouillard de fumée et de cris. Le soleil de mars perce à peine la brume levée par les chevaux et les hommes. Je ne vois que des éclats : le scintillement des armes, le rouge du sang qui macule la terre grasse de la plaine. Tout autour, des ordres fusent, des prières se mêlent aux imprécations, des vies s’éteignent dans des hurlements ou des silences étouffés.
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Je me tiens à côté de Pierre de Villiers, notre étendard à la croix bleue claquant dans le vent froid. Les Marseillais, renforcés par les croix rouges des Templiers et blanches des Hospitaliers, avancent en rang serré. Nous avons été contraints de contourner Arles, abandonnés par sa garnison catalane qui refuse de se joindre à nous. Ce refus pèse sur nos cœurs, mais il faut aller de l’avant. Les Sarrasins pillent les campagnes, enlèvent les femmes, molestent les paysans, et chaque instant de retard leur donne plus de forces et de butin.
L’impact est imminent. Les lignes ennemies se dessinent à travers les vapeurs du matin. J’entends Pierre de Villiers murmurer une prière rapide. Moi, je m’agrippe à ma lance comme à une ancre. « Seigneur, donne-moi la force », m'entends-je murmurer sans y penser.
Le choc arrive, brutal, presque étouffant. Mon cheval se cabre, mais je le maintiens. Ma lance heurte un corps, s’enfonce, se brise. Désarmé, je tire mon épée et continue, poussé par le flot de nos hommes. Les Templiers ouvrent une brèche dans les lignes sarrasines, mais l’ennemi se reforme rapidement. Ils sont nombreux, plus que je ne l’avais imaginé. Leur discipline et leur courage me frappent : des hommes en armure d’écaille, des cavaliers maniant leurs cimeterres avec une précision mortelle.
Autour de moi, le chaos. Je frappe, pare, esquive, sans savoir où commence et où finit le champ de bataille. Un instant, je crois voir la fin : un cavalier fond sur moi, cimeterre levé. Je ne réagis pas assez vite. Mais un bouclier noir à l'ourse d'argent surgit à ma droite : c’est Bernard d'Aspremont. Il repousse l’assaillant, me sauve sans un mot, avant de disparaître dans la mêlée.
Je reprends mon souffle, mais pas pour longtemps. Les ordres retentissent : « Repliez-vous vers la ligne ! Tenez le flanc gauche ! » Je comprends que nous sommes en danger : si les Sarrasins parviennent à briser nos rangs, tout est perdu. Je me jette à l’avant, rassemble des hommes autour de moi. Nous formons un mur de boucliers, repoussant vague après vague. La fatigue me ronge, mes bras sont lourds, mais je continue. Pas par courage, non. Par instinct. Par nécessité.
Puis, le miracle. Des cors résonnent au loin, à travers les Alpilles. Un cri s’élève : « Les Toulousains ! Les Toulousains arrivent ! » Je vois leurs bannières rouges et or se profiler sur l’horizon. Pris en tenaille entre nos forces et celles de Bertrand de Comminges, les Sarrasins commencent à faiblir. Leur cohésion se fissure, puis s’effondre. Des hommes fuient vers les bateaux encore amarrés sur le fleuve. Mais ils sont acculés. Les chevaliers croisés, les Templiers, les Hospitaliers les harcèlent sans relâche.
Un instant, je m’arrête. Devant moi, un jeune homme sarrasin, blessé, tombe à genoux. Son regard croise le mien. Il ne supplie pas : il me défie. Je lève mon épée, mais une pensée fugace suspend mon bras. Ce pourrait être moi, à genoux devant lui. Mais il tente un coup de taille de son sabre court vers mes jambes et sans que j'aie compris comment, mon épée le transperce et le cloue au sol.
Quand la bataille prend fin, le fleuve est rouge de sang. Les Sarrasins ont rembarqué, mais à quel prix. Leurs chefs sont saufs, mais leurs troupes ont subi des pertes terribles. Nos propres rangs sont clairsemés. Je cherche les bannières de Pierre de Villiers et les trouve finalement. Il est debout, épuisé, mais indemne.
Le soir, nous dressons un camp sommaire. Les feux crépitent, mais l’humeur est sombre. Des hommes comptent leurs morts, d’autres pansent leurs blessures. Je me tiens à l’écart, près d’un feu. Mes mains tremblent encore. J'aperçois Bernard d'Aspremont. Je lui jette un regard plein de reconnaissance. Il se contente d'un grand sourire modeste. Certaines choses n'ont pas besoin de mots. Je ferme les yeux, mais tout ce que je vois, c’est la bataille : les éclairs d’acier, les corps qui tombent.
« Roncelin. »
Je me retourne. Adalasie se tient là, son visage illuminé par la lueur du feu. Elle s’approche, hésitante. « Je t’ai vu aujourd’hui. Tu as été… admirable. »
Je secoue la tête. « Je n’avais pas le choix. Tout homme aurait fait de même. »
Elle s’assied près de moi, silencieuse. Puis : « Non mon ami. J'ai tout vu depuis la Montagnette. Beaucoup d'hommes aujourd'hui n'ont pas fait plus que toi. »
Je ne réponds pas. Le feu danse dans ses yeux, et pour la première fois depuis le matin, je ressens autre chose que la peur : une chaleur, un apaisement.
Le lendemain, le conseil de guerre se réunit au château des Baux, tout proche. Hugues nous acceuille avec chaleur. Les vieilles rivalités semblent oubliées entre lui et moi. Les chefs sont fiers de nos troupes, mais des tensions sont palpables. Laurent de Hennencourt accuse Pierre de Villiers d’avoir été trop clément envers les Arlésiens, qu’il qualifie de lâches et de traîtres. Villiers, imperturbable, répond : « Vous préférez ouvrir un second front ? Nous n’avons pas les moyens. » Les éclats se poursuivent, mais finalement, la stratégie prévaut : nous devons avancer, unir nos forces, et faire face ensemble de tous côtés, ou risquer de tout perdre.
Alors que je quitte la tente du conseil, je croise le regard d’Adalasie. Un instant, tout le reste s’efface. Puis je reprends ma place parmi les hommes, prêt pour la suite. La guerre ne nous attendra pas.