Le soleil décline sur les eaux du Rhône, baignant la plaine d’une lumière dorée. L’air, encore empreint des relents de fumée des récentes batailles, semble peser sur mes épaules. Je fixe le fleuve qui serpente, imperturbable, entre ses rives hérissées d’épées, de croix et de haines.
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Robin de Locksley, silhouette élancée mais alourdie par une sagesse empreinte d’amertume, se tient à mes côtés. « Ils reviendront, Roncelin, » murmure-t-il, son regard perdu au loin. « Les Sarrasins ne s’avouent jamais vaincus. Ibn Rushd me l’a dit : leurs émirs ne toléreront pas l’humiliation de leur fuite. Ils patientent, préparent. Surveillez le fleuve. Mais n’oubliez pas : les Arlésiens, bien qu’insupportables, peuvent être des alliés précieux. Envenimer la situation avec eux serait une erreur fatale. »
Je hoche la tête sans répondre. Robin parle avec une certitude qui m’irrite autant qu’elle me rassure. Cet homme, étranger à nos terres, prétend voir plus loin que nous autres, pris dans la boue des rivalités et la clameur des épées croisées. Mais sa sagesse est difficile à contredire.
Les forces en présence
En fin de matinée, Bartolomeo Ubaldi m’aborde dans la cour poussiéreuse du campement. Sa voix résonne d’un enthousiasme presque juvénile, bien qu’il porte les marques des ans sur son visage tanné par le soleil et les campagnes militaires.
« Roncelin ! Guilhem d'Ussel est reparti avec Bertrand de Comminges. Les chevaliers toulousains, tu sais, ceux qui s’étaient repliés après Tarascon, ils se rassemblent autour de Saint-Gilles. Une avant-garde seulement, » précise-t-il en secouant la tête. « Beaucoup d’autres arrivent encore. »
Il trace un cercle imaginaire sur le sol avec le pied, symbolisant le regroupement des forces sur la rive droite. « Ravitaillement plus simple là-bas, tu comprends. Ici, entre les Catalans et la menace sarrasine, c’est un no man’s land. »
Je serre les dents. Les Catalans, retranchés dans Arles, continuent de diviser les rangs chrétiens. Leur neutralité, ou plutôt leur inertie, me rend furieux, mais je ne peux nier leur position stratégique. Je me contente d’un soupir. « Si ces Toulousains ont besoin de temps, alors qu’ils se hâtent lentement. Les Sarrasins n’attendent pas. »
La discorde des croisés
L’assemblée se réunit sous une tente tendue dans un champ à l’écart, au pied du château de Fos. Pierre de Villiers, droit et serein comme à son habitude, expose sa stratégie.
« Nous devrions nous soumettre au Comte de Provence, » dit-il, d’une voix posée mais ferme. « Reconnaître son autorité garantirait la stabilité de la région et préserverait vos terres, Roncelin.»
Le sang me monte aux joues avant même que Laurent de Hennencourt ne prenne la parole. Je devine ce qui va suivre.
« Soumission ? » gronde Hennencourt, le visage empourpré, la mâchoire serrée. « Ce serait un coup de poignard dans le dos de nos alliés : le Comte de Forcalquier et le Comte de Toulouse ! Villiers, vos inclinaisons pour l’Empire germanique ne sont un secret pour personne. Laisser Aix et Marseille sous la coupe catalane est déjà une honte, mais vous proposez que nous livrions nos terres ? »
Villiers, imperturbable, croise les bras. « Je ne vous permets pas de juger mes intentions, Laurent. Je pourrais vous rétorquer que vous défendez mieux les intérêts du Roy de France que ceux de la Ville de Marseille que nous sommes censés soutenir. Ma seule priorité est d’éviter la guerre sur deux fronts. Nos forces s’épuisent, et les Sarrasins attendent leur heure. »
Il est vrai que parmi les Croisés, les français sont nombreux, d'ailleurs Villiers est l'un d'eux.
Les voix s’élèvent, d’autres chevaliers se joignent à la dispute. Hugues des Baux frappe violemment la table pour ramener le calme. « Cela suffit ! Nous ne sommes pas ici pour régler les querelles du Roy de France avec l'Empereur. Il y a ici les infidèles contre les chrétiens, et chez ces derniers, les Vicomtes de Marseille contre le Roy d'Aragon. Chaque minute perdue à nous chamailler est une minute gagnée par nos ennemis. »
Je ne le contredis pas. J'apprécie qu'il ait parlé pour nous deux, enterrant définitivement nos querelles passées.
Je vois Adalasie, assise à l’écart, observer la scène. Son regard croise le mien, empreint d’une inquiétude douce mais tenace.
Un moment de répit
À la nuit tombée, je m’éloigne du camp. Les étoiles brillent, indifférentes aux querelles des hommes. Adalasie me rejoint, sa silhouette se détachant gracieusement dans l’obscurité.
« Ils t’écoutent, Roncelin, » dit-elle en posant une main légère sur mon bras. « Même s’ils ne le montrent pas toujours. »
Je soupire, fatigué. « Ils m’écoutent parce qu’ils n’ont pas le choix. Mais ce n’est pas l’autorité que je voulais. »
Elle sourit légèrement. « Et pourtant, tu la portes avec plus de noblesse que tu ne le crois. Je l’ai vu à Tarascon. Tous l’ont vu. Même toi, tu as senti ce feu, non ? »
Je reste silencieux un instant, mes pensées revenant à cette bataille. Oui, j’ai senti quelque chose. Une force née du chaos, du désespoir, et de cette conviction étrange qu’il n’y avait pas d’autre choix.
Elle se rapproche, et son regard brille d’une tendresse qui dissipe mes doutes. « Tu n’es pas seul, Roncelin. Je suis là. Je serai toujours là. »
Puis dans un souffle : « comme cette nuit... toujours ».
Nos mains se joignent, et dans ce moment suspendu, loin des cris et du sang, je retrouve un fragment de paix en songeant à nos étreintes retrouvées.
Le lendemain
L’aube ramène avec elle son cortège de responsabilités. Autour de la table du conseil, les visages sont plus calmes, mais la tension persiste entre Villiers et Hennencourt.
« Il nous faut une décision, » déclare Villiers, son ton empreint d’un calme implacable.
Hennencourt le fixe, son regard acier trahissant une colère froide. « Vous voulez livrer nos terres. Moi, je propose de les défendre. »
Avant que l’échange ne dégénère, je prends la parole. « Nous ne pouvons nous permettre de perdre de vue notre ennemi principal. Les Sarrasins sont là, prêts à frapper. Toute autre querelle attendra. »
Mon intervention semble apaiser, pour l’instant. Mais je sens que cette querelle-là, entre Villiers et Hennencourt, est loin d’être terminée.
Le vent, chargé d’humidité, souffle à travers la tente, comme un présage. Je me tourne vers Robin, qui observe le fleuve depuis l’entrée. Son regard, sombre et distant, ne me rassure guère.
« Surveillez le Rhône, » murmure-t-il sans même se tourner. « Le fleuve nous parlera avant qu’ils ne reviennent. »
Je sors à mon tour, le cœur lourd mais déterminé. La guerre, sur tous les fronts, ne fait que commencer.