La pluie ne cesse de tomber depuis plusieurs jours, gonflant le fleuve jusqu’à le rendre méconnaissable. Le grondement sourd des eaux me réveille avant l’aube, et en montant sur les remparts de Beaucaire, je découvre un spectacle alarmant : le Rhône a envahi les berges, transformant les terres en un labyrinthe mouvant de courants traîtres et de tourbillons. Les crues compliquent tout : les déplacements, l’approvisionnement, et surtout la mobilisation des troupes.
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Villiers, infatigable stratège, me rejoint sous une pluie fine. Il garde son calme habituel, mais son regard révèle une inquiétude qu’il peine à dissimuler.
« Ces eaux pourraient nous isoler, Roncelin. Il faudra redoubler de vigilance. Et il y a pire. »
Je fronce les sourcils. « Explique-toi. »
Villiers inspire profondément avant de poursuivre.
« Je m’inquiète pour la fidélité de nos chevaliers croisés. Ils se sont battus avec bravoure contre les Sarrasins, mais si le conflit devait s’étendre entre chrétiens… Je crains que leur foi vacille. Comment convaincre un homme de lever l’épée contre ses frères d’armes ou, pire encore, contre ceux qui partagent la même croix ? »
Entre deux merlons, je m’appuie sur le créneau en pierre, observant les flots. « Beaucoup suivent par intérêt, Villiers, pas par foi. L’argent et la gloire sont des arguments puissants. Mais je reconnais que ta crainte n’est pas infondée. As-tu des noms en tête ? »
Il hoche la tête, visiblement soucieux. « Pas encore. Mais il faut garder les yeux ouverts. Une défection pourrait ébranler notre fragile équilibre.»
Quelques jours plus tard, à Fos, c’est Hennencourt qui me prend à part. La pluie s’est apaisée, mais le Rhône reste une force indomptable, charriant branches et débris.
« Tu es trop prudent, Roncelin. Villiers ne comprend pas l’âme des hommes que nous avons sous nos ordres. Ils sont furieux, ulcérés même, par la passivité d’Arles lors de la bataille de Tarascon. Je te dis qu’ils veulent en découdre. »
« Furieux, dis-tu ? Cela suffit-il à faire une armée ? Raconte-moi.»
Hennencourt s’installe face à moi dans la salle basse. Ses gestes sont vifs, ses mots précis, comme s’il voulait graver son propos dans la pierre.
« Grimoard de Pierrepont, tu le connais ?»
« Le Champenois. Un brave chevalier, quoiqu’impétueux.»
« Justement. Ce jeune homme n’a pour revenu qu’un minuscule fief près de Laon. En Croisade, il a gagné des blessures et une réputation de courage. Mais il est de ceux qui espèrent encore ajouter un fief à leur nom. Ces hommes-là ne reculent pas. »
Je hoche la tête. « Et les autres ?»
« Ross le Gallois. Un chevalier ruiné, perdu sans butin pour financer son retour au pays. Il est prêt à tout pour engranger de quoi rentrer en Galles, et crois-moi, il n’a rien à perdre.»
« Ce genre d’hommes peut être aussi dangereux que précieux.»
Hennencourt sourit. « Certes. Mais écoute-moi encore. Rioc d’Assérac. Lui, c’est un stratège. D’origine bretonne, il porte encore le titre de Baron. Sa famille l’a rappelé pour administrer ses terres, mais il est resté pour évaluer cette guerre avec une finesse rare. Il doute de la légitimité de notre cause, mais il s’est mis au service de nos renseignements avec une efficacité redoutable. »
Je réfléchis un instant. « Un homme d’esprit et de combat. Ça peut faire pencher la balance. »
« Précisément. Avec de tels hommes, nous avons une chance de répondre à toute provocation. Mais il faudra leur donner un objectif clair.»
En fin d’après-midi, un messager trempé me remet une lettre. Le sceau d’Adalasie me remplit d’une chaleur bienvenue. Je la lis en silence, laissant les mots de ma femme apaiser les tourments de mes pensées.
« Mon cher Roncelin,
Je prie chaque jour pour ton retour sain et sauf. Les nouvelles de la crue me terrifient, mais je sais que tu es fort et prudent. Souviens-toi que ta place est ici, à mes côtés. Ta ville te réclame chaque jour, et je lui réponds que son vicomte est un héros qui protège les innocents. Fais-moi l’honneur de rentrer entier, mon amour.»
Ces lignes me rappellent pourquoi je me bats. Pour elle, pour notre ville, pour notre foyer.
Deux jours plus tard, les eaux baissent à peine. Arnulphe, Basile, Hugues de Fer et quelques Camarguais de Psalmodie m’accompagnent pour une reconnaissance. La route est difficile, les chemins noyés par la crue. Les hommes parlent peu, concentrés sur leur équilibre sur les étendues boueuses. Les rudes gardiens de troupeaux sont plus à l'aise que les chevaliers dans ce marécage qui est leur quotidien.
Alors que nous approchons d’un petit village, des cris nous parviennent. Les Sarrasins sont revenus. Profitant de la crue, ils ont remonté le fleuve avec de lourds bateaux de mer. Le village est en proie aux flammes, les habitants tentant de fuir ou de se cacher.
« Par la croix, ils osent encore ! » rugit Arnulphe, dégainant son épée.
Je l’arrête d’un geste. « Pas de folie. Nous sommes trop peu nombreux. Observons et rapportons.»
Les Sarrasins pillent avec une précision redoutable, embarquant des vivres, du bois et même des bétail. Heureusement, cette fois, ils n'enlèvent pas nos gens. Leur chef, un homme à l’allure imposante, donne des ordres en arabe, et je le vois faire lâcher un pillard tirant une femme par les cheveux. Ses hommes obéissent avec discipline.
« Ils sont bien organisés,» murmure Basile.
« Trop organisés. Ce n’est pas une simple razzia, c’est un avertissement. Ils préparent quelque chose de plus grand. S'ils pensaient repartir vite, ils prendraient des esclaves comme à leur habitude.»
Nous restons cachés jusqu’à leur départ, puis nous aidons les survivants du mieux que nous pouvons. Mais le constat est clair : la menace sarrasine est bien réelle, et elle exige une réponse rapide. Ces hommes n'ont pas rembarqué. Ils faisaient des provisions pour s'installer et ne voulaient pas de bouches inutiles.
En retournant à Fos, je sens la tension monter parmi mes hommes. La crue complique nos mouvements, les factions internes divisent nos alliés, et les ennemis profitent de chaque faiblesse. Pourtant, je sais que nous devons tenir bon. La survie de notre terre en dépend.