Troisième Partie
Chapitre 3.1 : Une année d’accalmie - (1201)
Marseille, en ce matin de janvier, sommeille encore sous une épaisse couverture de brume. Depuis ma fenêtre, je contemple le port qui s'éveille lentement. Des voiles blanches percent la grisaille, comme des spectres surgissant d’un rêve. Je me prends à envier ces navires qui partent, libres, vers des horizons que je n'atteindrai jamais. Mon rôle me retient ici, entre ces murs de pierre et ces responsabilités qui m'étouffent.
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Je soupire et détourne le regard. Dans la salle voisine, des conseillers m’attendent déjà pour une énième réunion sur les taxes portuaires. La guerre nous a ruinés, et la paix qui s'est imposée depuis Noël ne m'apporte aucun répit. Les disputes entre marchands, les doléances des guildes, les exigences des vassaux : tout cela m’accable. Depuis mon retour à Marseille, je n’ai pas une seule fois senti mon cœur s’alléger.
Le repas de midi avec Adalasie est un triste rituel. Elle est là, assise en face de moi, mais c’est à peine si elle me regarde. Elle effleure son pain du bout des doigts, perdue dans ses pensées. Je tente de briser le silence :
— As-tu réfléchi à ton projet de monastère ?
Elle relève à peine les yeux, un instant, et sa voix est plus distante encore que son regard :
— Oui.
Rien de plus. Ni explication, ni enthousiasme. Comme si chaque mot coûtait une part de son âme. Je n’insiste pas. Je vois bien que sa foi grandit, mais elle me semble chaque jour plus loin de moi. Il fut un temps où nous partagions tout : nos ambitions, nos doutes, même nos péchés. Maintenant, il ne reste qu’un vide que je ne sais comment combler.
L’après-midi s’étire en discussions politiques. Une lettre du pape m’a été remise ce matin. Innocent III, avec son langage alambiqué, nous invite à la paix et à l’union des seigneurs de Provence. Ses mots devraient m’inspirer, mais ils ne font qu’ajouter un poids supplémentaire à mes épaules.
En fin de journée, alors que la lumière décline, je suis dans mes appartements. J’entends frapper doucement à la porte.
— Entrez, dis-je sans lever les yeux de la table où je feuillette des comptes.
C’est une servante, jeune, avec un visage doux que je n’avais jamais vraiment remarqué jusqu’ici. Elle s’approche, un plateau dans les mains.
— Vous avez demandé du vin, monseigneur ?
Je fronce les sourcils. Non, je n’ai rien demandé, mais je ne la reprends pas. Elle pose le plateau sur la table et reste là, hésitante.
— Autre chose ?
Elle ne répond pas immédiatement. Son regard s’attarde sur moi, insistant. Je sens quelque chose changer dans l’air, une tension à peine perceptible. Elle finit par murmurer :
— Vous semblez fatigué, monseigneur. Peut-être pourrais-je vous… réconforter ?
Je reste figé. Est-ce que j’ai bien entendu ? Sa voix est douce, presque innocente, mais ses yeux disent autre chose. Je la regarde enfin, vraiment, et je remarque sa posture, son maintien. Elle s’avance d’un pas.
Mon cœur se serre. Ai-je fait quelque chose pour provoquer cela ? Mes pensées se bousculent. Je pourrais céder, ici et maintenant. Personne ne le saurait. Mais une partie de moi refuse.
— Ce n’est pas nécessaire, dis-je en me levant. Merci pour le vin. Vous pouvez disposer.
Je souris, mais ce sourire est faible, presque hésitant. Je la raccompagne jusqu’à la porte. Elle s’éloigne sans insister, mais je vois bien qu’elle s’attendait à une autre réponse. Moi-même, je ne suis pas sûr d’avoir su être ferme.
Quand la porte se referme, je m’assois lourdement. Mes mains tremblent. Pourquoi n’ai-je pas été plus clair ? Pourquoi ai-je laissé cette possibilité ouverte, comme si je voulais garder une chance d’accepter, une autre fois ?
La culpabilité me ronge déjà. Est-ce mon silence, ma fatigue ou ma faiblesse apparente qui ont encouragé ces avances ? Je n’arrive pas à m’en défaire.
La nuit tombe, et je me rends à l’église Saint-Victor. Là-bas, dans l’ombre des colonnes, je cherche un peu de clarté dans mes pensées. Les cierges brûlent lentement devant l’autel, leur lumière vacillante me rappelant ma propre fragilité.
Je m’agenouille, mais les mots me manquent. Que pourrais-je dire à Dieu ? Lui demander pardon pour un péché que je n’ai pas commis, mais que j’ai failli accueillir ? Lui confier mes doutes, mes faiblesses ?
"Seigneur, je suis perdu. J’ai tant de devoirs, mais si peu de forces pour les accomplir. Si je trébuche maintenant, qui me relèvera ?"
Le silence me répond. Mais dans ce silence, il y a quelque chose. Une présence, peut-être, ou juste un vide qui m’enveloppe. Je reste là longtemps, jusqu’à ce que mes genoux me fassent mal.
Quand je sors, le froid me saisit. Marseille est plongée dans l’obscurité, mais au loin, dans le port, quelques lanternes oscillent doucement au rythme des vagues. Je reprends le chemin de mes appartements, plus fatigué encore qu’au matin.
Le printemps s’étire sur la Provence enfin en paix, et dans cette accalmie offerte par une paix fragile, je contemple les efforts d’Élie avec un mélange de fascination et d’impatience. La guerre a marqué nos corps et nos esprits, mais elle n’a pas consumé la soif d’Élie pour la vérité. C’est un homme animé d’un feu intérieur, un feu que ni le froid de l’exil, ni les tumultes de la guerre n’ont pu éteindre. Ce matin-là, il revient de l’évêché d’Aix, les traits fatigués mais l’éclat de ses yeux trahissant une découverte importante.
« Roncelin ! » dit-il en entrant dans la grande salle où je consulte des cartes. Sa voix porte une ferveur rare, et je lève la tête, intrigué. « Il faut que je vous parle. Ce que j’ai trouvé pourrait changer notre compréhension des débuts de la foi chrétienne en Provence. »
Je repose ma plume et lui fais signe de s’asseoir. « Parlez, Élie. Je vous écoute. »
Il s’assied en face de moi, le visage éclairé d’un enthousiasme presque enfantin. Il sort de sa besace un parchemin soigneusement enroulé et me le tend. « Ce document, conservé dans la bibliothèque de l’évêché, est une copie des actes de saint Alexandre de Brescia. Mais il y a un détail que je n’avais encore jamais vu dans les versions que j’ai étudiées au Levant. »
Je déroule le parchemin et parcours les lignes écrites d’une main appliquée. L’écriture est latine, mais l’orthographe trahit une origine locale, incroyablement ancienne.
« Un détail ? » demandé-je en relevant les yeux.
Il hoche la tête, l’excitation brillant dans son regard. « Maximin. Il est mentionné ici comme le premier évêque d’Aix, et non seulement cela : il aurait organisé la première communauté chrétienne ici-même, autour de ce que l’on appelle aujourd’hui Saint-Sauveur. Il y aurait déposé des reliques ramenées de Terre Sainte. Mais ce n’est pas tout. »
Je hausse un sourcil, incité à en savoir plus. « Continuez. »
« La version aixoise ajoute que Maximin aurait promis à Marie Madeleine, lors de sa retraite à la Sainte-Baume, de l’enterrer auprès de cette grotte sacrée à sa mort. Ce détail ne figure pas dans les récits que j’ai étudiés jusqu’ici. »
Je m’enfonce dans mon siège, pesant ses paroles. La Sainte-Baume… Cette montagne que l’on dit emplie de mystères, refuge des ermites et des saints. « Et vous croyez que cela pourrait être vrai ? »
Il incline la tête légèrement, réfléchissant. « Les récits de Palestine mentionnent Maximin comme un des soixante-douze disciples, intendant de la maison de Béthanie devenu disciple du Christ. Si ce document est authentique – et il l’est, j’en suis certain –, cela confirmerait qu’il a accompagné Lazare, Marie Madeleine et les autres lors de leur fuite vers la Gaule. »
Je passe une main sur mon menton, songeant aux implications. « Et cette grotte, la Sainte-Baume… Vous croyez vous aussi que c’est là qu’elle s’est retirée ? »
Élie pose ses mains sur la table, comme pour ancrer ses mots. « Cela correspond à ce que racontent les traditions des chrétiens d’Orient. La description de son mode de vie, les détails vestimentaires rapportés par les premiers convertis, tout cela est trop précis pour n’être qu’une invention. Il est possible que Maximin, en tant que témoin direct, ait rapporté ces détails à ceux qui l’ont suivi ici. »
Je reste silencieux un moment, scrutant le parchemin comme si ses secrets pouvaient me sauter aux yeux. « Si cela est vrai, Élie, alors nous avons ici bien plus qu’une simple histoire. C’est un témoignage des premiers pas de notre foi sur cette terre. Une preuve que nos traditions locales reposent sur la véritable histoire de celle qui la première a vu le Christ ressuscité. »
Il acquiesce, ses traits marqués par l’émotion. « Et cela prouve que les promesses faites par Maximin à Marie Madeleine, celles qu’il aurait tenues jusqu’à sa mort, ont laissé une empreinte indélébile ici, à Aix. »
Je le fixe avec intensité. « Mais alors, où donc l'aurait-il enterrée ? Pas dans cette grotte de pierre polie, une tombe serait immanquable et il n'yen a aucune. »
Il baisse la tête. « Je l'ignore encore. Peut être près de l'entrée. Peut être ailleurs. Je dois encore trouver d'autres indices. »
Je replie le parchemin avec soin et le lui rends. « Nous devons en parler à l’évêque. Si cette découverte est confirmée, elle renforcera notre foi et notre histoire commune. Vous avez bien fait, Élie. Vos recherches ne sont pas vaines. Si nous retrouvons des reliques de la Sainte, on viendra de toute la chrétienté pour les révérer.»
Il incline légèrement la tête, humble malgré l’ampleur de sa découverte. « Je ne fais que suivre la lumière, Roncelin. C’est elle qui me guide. »
Et alors que je le regarde repartir, son parchemin précieusement remis dans sa besace, je ne peux m’empêcher de penser que cet homme, qui a traversé tant d’épreuves, est lui-même une sorte de relique vivante, un témoin des mystères du passé et de la foi qui unit les hommes.