Trois cavaliers étaient attablés dans la minuscule auberge d'Aramon. L'un était petit, la peau mate, d'énormes poches sous les yeux et une silhouette qui faisait plus penser à un marchand grassouillet qu'au fin diplomate et habile guerrier qu'il pouvait être aussi. On l'appelait Elie le Syriaque, l'autre, Bondurand, était très charpenté avec des yeux gris clair plissés comme un Magyar. C'est le troisième , Bernard, un grand chevalier aux cheveux d'argent avec des manières de fin lettré qui ouvrit la discussion :
- Comment va ton épaule, mon ami ?
- Ca va Bernard, grâce à Marie, qui sait reconnaître les herbes et préparer les onguents, la plaie s'est refermée sans pourrir.
- Mais où est donc es tu allée trouver ta syrienne, Bondurand ?
- C'est elle qui m'a trouvée... répondit le plus musclé
Elie éclata de rire...
-et ce que ma soeur veut, ma soeur l'obtient !"
Bernard servit une coupe de vin à chacun, levant son gobelet d'étain pour un toast improvisé :
— À l'épaule de Bondurand, aux herbes de Marie, et à la fin de ce fichu conflit !
Elie, un sourire malin aux lèvres, leva également sa coupe.
— Et à toi, Bernard, qui as encore trouvé le moyen de t’attirer une belle balafre sur le flanc gauche. Si je ne t’avais pas vu tomber, je t’aurais cru invincible.
Le grand chevalier fit mine de protester, mais son sourire trahissait sa satisfaction.
— Ce n’est qu’une éraflure, Elie. Comparé à ce que Roncelin a traversé, je m’en tire à bon compte.
Bondurand hocha la tête, son visage se durcissant un instant.
— Oui… Roncelin a toujours eu cette fichue habitude de se jeter en avant. Mais il est solide, notre vieux lion. La dernière lettre disait qu’il remarchait déjà, appuyé sur un bâton.
Elie fit tourner son vin dans son gobelet, pensif.
— Et pourtant, même lui aurait du mal à affronter les tempêtes que l’on sent gronder. Ces histoires de Cathares, par exemple. On dit qu’ils se cachent jusque dans les montagnes de ton pays, Bondurand.
— Des rumeurs, répondit l'intéressé d’un ton grave. Mais les rumeurs ont une drôle de façon de devenir des vérités, surtout quand elles plaisent aux puissants.
Bernard posa lourdement sa coupe sur la table.
— Les Cathares… Je ne les comprends pas. Tout ce que je sais, c’est qu’un conflit religieux en Provence serait une catastrophe.
Elie hocha lentement la tête.
— Et pourtant, l’histoire nous montre que de telles querelles ne finissent jamais bien. C’est pourquoi je vais à Paris. Si l’Église de France peut entendre la cause des Maronites et la soutenir, cela pourrait prévenir bien des divisions.
Bondurand esquissa un sourire fatigué.
— En attendant, c’est moi qui ai le privilège de t’avoir à mes côtés jusqu’à Genolhac. Marie sera heureuse de te revoir, Elie. Et toi, Bernard, tu ferais bien de nous suivre. Cela te changera des escarmouches sur la côte.
Bernard haussa un sourcil amusé.
— Te suivre ? C’est plutôt toi qui sembles avoir besoin d’une garde rapprochée, avec cette épaule encore fragile et cette manie de provoquer les ennuis.
Bondurand éclata d’un rire sonore, faisant presque trembler les murs de l’auberge.
— Ce n’est pas moi qui les provoque, Bernard. Ce sont eux qui viennent à moi. "Résistez", dit ma devise… Il faut bien que je l'honore, puisque c'est celle que m'a choisie le sire de Brisis il y a longtemps maintenant...
Elie, amusé, posa sans ménagement une main sur l’épaule valide de son beau-frère.
— Marie a choisi un roc. Mais même les rocs peuvent se briser, Bondurand. Épargne-toi, ne serait-ce que pour elle.
Le silence tomba un instant, chacun perdu dans ses pensées. Au loin, le murmure du Rhône semblait raconter une histoire, celle des batailles passées, des blessures, mais aussi des amitiés forgées dans le feu et le sang.
Bernard brisa finalement le silence.
— Nous partons à l’aube ?
Bondurand acquiesça.
— Oui. La route de la Régordane est longue, et je ne veux pas traîner plus que nécessaire. Elie, tu es prêt ?
— Toujours, répondit le Syriaque avec un sourire. Mais avant de partir, laissez-moi vous offrir un dernier poème. Celui-ci sera pour la paix… même si elle n’est qu’un rêve fragile.
Et sous les voûtes basses de l’auberge, la voix d’Elie s’éleva, douce et grave, évoquant des jours meilleurs, des promesses lointaines, et cette fraternité qui les unissait, eux, trois chevaliers si différents.
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