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Chapitre 2.16 : La Trêve de Noël (Décembre 1200)

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Décembre débute dans une fraîcheur humide à Marseille. Les vents marins, bien que modérés, s

emblent glisser jusqu’à mes os affaiblis. Depuis ma blessure au thorax, je peine à respirer librement. Chaque inspiration est une épreuve, comme si le poids de la guerre continuait à peser sur ma poitrine. Pourtant, l’heure est aux négociations. À Saint-Victor, sous l’égide du légat pontifical, les factions se préparent à discuter de paix. Je devrais me réjouir de cette opportunité, mais je ne ressens qu’un profond détachement, comme si l’issue était déjà scellée, à l’image d’un livre que Dieu seul peut clore.

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Hugues des Baux prend la tête des délibérations. Je lui ai cédé ma place non par manque de volonté, mais parce que mon corps me trahit. Lors des premières réunions, je reste assis en retrait, écoutant distraitement les querelles verbales qui opposent les Catalans, les Provençaux et les représentants des cités voisines. À quoi bon ces discours sur les taxes et les frontières ? Il m’apparait clairement que la véritable paix n’existe que dans les cœurs épris d’une foi inébranlable. Tout le reste, ce n’est que marchandage à court terme.

Hugues a le talent de jouer sur les sensibilités de chacun. Son aplomb et son art de la rhétorique imposent le respect, mais je ne peux m’empêcher de remarquer à quel point il est différent de moi. Peut-être suis-je devenu trop las, ou bien ai-je simplement trop vécu pour encore croire à la grandeur humaine. Mes pensées s’égarent souvent durant ces journées étouffantes ; je m’interroge sur l’avenir de Marseille, sur ce que signifie échouer ou réussir. Les murs de Saint-Victor, chargés d’histoires, me semblent à la fois pesants et protecteurs. Je sens que ma place n’est plus dans ces joutes où le verbe se fait arme.

Adalasie, quant à elle, s’immerge dans des projets bien plus nobles. Sa détermination à fonder un monastère pour femmes à Gémenos la pousse à consacrer ses journées aux rencontres avec Gersande Borély et d’autres soutiens influents. Ses missives, écrites d’une main ferme, décrivent une vision claire et ambitieuse. Elle ne m’en parle guère directement, mais je devine dans son regard une énergie nouvelle, presque lumineuse. Et pourtant, je sais que ses pensées retournent souvent vers moi. Gersande, avec sa vivacité et son franc-parler, semble être une confidente idéale pour elle.

Un soir, alors que je me trouve dans la chapelle du palais épiscopal, elle vient à moi. La lumière des cierges dessine des ombres vacillantes sur les murs, et son visage apparaît à la fois serein et troublé.

« Roncelin, je m’interroge. Peut-on concilier la foi et l’amour ? Peut-on dédier sa vie à Dieu tout en écoutant son cœur ? »

Sa question me frappe. Je ressens une pointe d’amertume, une douleur que je pensais enfouie. Comment répondre à cela, moi qui doute chaque jour davantage de la clémence divine ?

« Adalasie, dis-je après un moment, la foi est un chemin solitaire. L’amour, lui, exige de partager ce fardeau. Peut-être que les deux ne sont pas inconciliables, mais pour moi, ils n’ont jamais réussi à coexister. Dieu seul sait ce qui est juste. »

Elle baisse les yeux, absorbée par mes paroles. Je devine qu’elle attendait autre chose, une réponse plus rassurante. Mais je ne peux lui offrir que mon hésitation. Le silence qui suit n’est pas un vide ; il est chargé de tout ce que nous n’osons dire.

Les journées filent, et l’approche de Noël semble suspendre le temps. La cité de Marseille s’anime dans une atmosphère particulière, faite d’attente et d’espoir. Les marchés se parent de couleurs, et les églises accueillent un flot continu de fidèles. Je me réfugie dans la contemplation de ces scènes simples, tentant de puiser dans la ferveur populaire une étincelle pour raviver ma propre foi.

Le jour de Noël arrive enfin. Sous la nef imposante de Saint-Victor, la paix est proclamée. Les représentants des différents camps signent les accords sous le regard vigilant du légat. Je suis présent, mais à distance, observant cette scène comme un spectateur d’un théâtre sacré. La foule acclame, mais mon cœur reste lourd. La paix, je le sais, n’est qu’une illusion. Les tensions demeurent, prêtes à ressurgir à la moindre étincelle.

Adalasie me rejoint après la cérémonie. Nous marchons côte à côte dans les jardins, entourés d’arbres nus dont les branches se dressent comme des prières silencieuses vers le ciel. Elle brise le silence la première.

« C’est fait. Mais ça ne change rien, n’est-ce pas ? »

Je la regarde, cherchant les mots justes. « Peut-être que ça change tout. Peut-être que ça ne change rien. Ce n’est pas à nous d’en juger. »

Elle hoche la tête, pensive. Puis, avant de partir, elle me prend la main un instant. « Roncelin, je prierai pour vous. Pour nous. »

Ses mots résonnent en moi longtemps après qu’elle ait disparu dans la nuit.

La paix semblait enfin prendre racine. Les négociateurs, épuisés, avaient quitté la salle pour regagner leurs quartiers. Les cloches de Noël avaient résonné avec une douceur presque irréelle, comme pour sceller cet instant de répit dans le marbre du temps. Les chandelles brûlaient encore dans la chapelle où je m’étais réfugié, mon souffle se mêlant à la fumée légère de l’encens. Je sentais dans chaque fibre de mon être le poids de ce que nous avions accompli, mais aussi celui, plus insidieux, de ce que nous n’avions pas su achever.

Alors que le silence de la nuit enveloppait le camp, un bruit précipité brisa cette quiétude fragile. Des pas rapides, un murmure, puis un éclat de voix étouffé. La porte s’ouvrit brusquement, et un messager entra, les vêtements encore maculés de boue et de neige fondue. Son visage portait les marques du froid et de l’urgence.

"Seigneur Roncelin," haleta-t-il, à peine capable de reprendre son souffle. "Un message du votre frère l’évêque de Béziers. Le cardinal Pierre de Bénévent demande votre excommunication... il vous accuse d'être parjure et relaps. Le Saint-Siège pourrait être convaincu. Votre frère vous conjure de faire attention."

Le souffle me manque un instant. Ces accusations, qu’elles soient fondées ou non, sont des lames plus acérées que les épées ennemies. Non seulement elles mettent en péril ma vie, mais aussi cette paix, cet équilibre si difficilement gagné. Autour de nous, les ombres des cierges vacillent sur les murs, comme pour mimer le doute et la fragilité de nos espoirs.

Je levai les yeux vers la lumière tremblante des cierges. Une trêve ? Peut-être. Mais la paix véritable, je le savais, ne viendrait peut-être jamais.

Fin de la Deuxième Partie


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