La cité d’Arles, reprise par les Catalans, portait les stigmates profonds de son siège. Les murailles ébréchées et les maisons écroulées composaient un tableau d’une mélancolie austère. Les rues empestant la suie et la boue étaient hantées par des âmes errantes, victimes de la guerre, tâchant de reconstruire un semblant de quotidien. Les drapeaux catalans flottaient sur les remparts, mais cette victoire symbolique semblait creuse, marquant davantage un retour forcé à l’ordre qu’une véritable résolution du conflit.
"remerciez l'auteur" offrez moi un café
Je n’avais pas vu ces scènes de mes propres yeux. Les messagers qui me les avaient rapportées avaient décrit Arles comme une ville blessée, un corps encore debout mais fragile, vacillant sous le poids de ses cicatrices. Tandis qu’ils parlaient, je me sentais à la fois présent et distant, comme si mon esprit était un spectateur observant le tableau tragique de la guerre depuis une fenêtre élevée.
Ici, à Marseille, la vie semblait reprendre un cours normal. Le port, toujours empli d’activité, voyait ses quais envahis par les marchands et les matelots hélant dans diverses langues. Le commerce, moteur vital de la ville, n’avait jamais cessé, même aux heures les plus sombres. Pourtant, sous cette apparence de prospérité, je décelais les tensions latentes, la fragilité des accords signés sous l’égide de l’Église.
Chaque jour, je m’interrogeais sur mon rôle dans ce fragile équilibre. La trêve, bien qu’imposée, semblait être une fine couche de vernis masquant la tempête qui grondait en dessous.
Je passais mes journées dans les salles austères du palais épiscopal, où les négociations diplomatiques s’éternisaient. Les tapisseries anciennes accrochées aux murs semblaient étouffer le peu de lumière qui filtrait par les fenêtres. L’air était lourd, saturé des discussions interminables tournant autour des taxes et des droits de douane.
Boniface Borély, toujours à mes côtés, affichait son assurance habituelle. Sa silhouette trapue, mise en valeur par des vêtements sobres mais soignés, contrastait avec son accent chantant et ses gestes expressifs. Lors d’une de ces séances, un émissaire d’Alphonse d’Aragon prit la parole. Son ton était ferme, et sa tenue – une laine fine ornée d’une chaîne d’or – soulignait son rang.
-: "Les taxes que vous proposez sont insuffisantes pour compenser les pertes de Sa Majesté. La couronne d’Aragon ne saurait tolérer que Marseille prospère sans contribuer à l’effort commun."
Boniface lui répondit avec un sourire narquois, comme à son habitude.
- "Mon bon seigneur, le commerce marseillais enrichit chaque homme qui y participe, y compris votre roi. Alourdir davantage les taxes reviendrait à tuer la poule aux œufs d’or. Je doute que Sa Majesté souhaite cela."
Je ne pouvais plus rester silencieux. Mon ton se fit plus grave, ma voix rompant la tension de la pièce.
- "Marseille est prête à négocier, mais il faudra reconnaître notre autonomie. Sans cela, nous risquons de rendre cette trêve plus fragile qu’un navire en pleine tempête."
L’émissaire, visiblement pris de court, acquiesça à contrecœur. Je savais qu’il transmettrait notre proposition, mais rien n’était gagné.
Pendant ce temps, Adalasie était engagée dans des projets bien différents. Avec Gersande Borély, fille de Boniface, elle participait à la fondation d’une abbaye cistercienne. Je l’imaginais souvent en train de discuter avec Gersande dans la maison familiale des Borély, richement ornée de tapis orientaux. L’idée d’Adalasie entourée de ces objets exotiques, savourant un sorbet au citron – une rareté venue du Levant – évoquait en moi une douce ironie.
"Ce goût, ma chère Adalasie, est celui des caravanes qui traversent le désert, des cités lointaines baignées de lumière. Une saveur qui me rappelle les récits de ma mère." dit Gersande
Adalasie sourit : "C’est une merveille, Gersande. Et dire que je n’avais jamais goûter pareille douceur ! Cette ville est véritablement une porte vers l’Orient."
Je ne pouvais m’empêcher de sourire en imaginant cette scène. Adalasie semblait si loin de moi, presque inaccessible, mais je respectais ses choix.
Quand Laurent de Hennencourt annonça son départ, une cérémonie discrète fut organisée à l’abbaye de Saint-Victor. Le vieux guerrier, drapé dans une robe de laine brune, remit un reliquaire contenant un clou de la Vraie Croix à l’abbé.
-"Ce clou, ramené de Terre Sainte, est un symbole de la foi qui unit nos cœurs. Que cette abbaye, bastion de la piété marseillaise, continue d’être un phare pour notre monde troublé."
Présent parmi l’assistance, j’éprouvai une bouffée d’émotion. Ce geste rappelait l’importance de notre combat pour la liberté. Après la cérémonie, je m’approchai de lui.
Je m'adressai à lui: "Votre départ est une perte pour notre ville, mais votre don est un rappel puissant de ce que nous avons accompli ensemble. Marseille ne l’oubliera jamais."
-: "Marseille est entre de bonnes mains, Vicomte. Puissiez-vous continuer à la guider avec sagesse."
Ces mots, bien qu’emprunts de bienveillance, résonnèrent en moi comme une responsabilité immense. Je savais que le chemin à venir serait semé d’embûches.
Les semaines passèrent, et Adalasie se retrouva de plus en plus tiraillée entre ses sentiments pour moi et son engagement religieux. Un soir, dans les jardins des Borély, elle aborda la question.
Les arbres chargés de fruits exhalaient un parfum doux-amer. La lumière dorée du crépuscule baignait son visage, et je me surpris à retenir mon souffle en l’écoutant.
- "Roncelin, la guerre a épargné nos vies, mais elle a marqué nos âmes. Je crains que mes projets religieux ne m’éloignent de vous irrémédiablement."
Je posai une main sur son bras, cherchant les mots justes.
- "Adalasie, si votre chemin est celui de la foi, je n’ai pas le droit de vous retenir. Mais sachez que votre absence laissera un vide que rien ne pourra combler."
Un silence chargé d’émotions s’installa. Nous nous quittâmes ce soir-là sans trouver de résolution claire à nos dilemmes respectifs.
Ainsi, alors que les feuilles mortes tapissent les rues de Marseille, chacun poursuit son chemin, portant en lui les cicatrices d’une guerre qui, bien que terminée, continue de modeler nos destins. La ville, marquée par les affrontements récents, tente de retrouver une vie normale, mais les regards des passants trahissent la lourdeur des souvenirs.
Élie le Syriaque parvient enfin à regagner Marseille. Je le croise pour la première fois depuis des mois au seuil de ma demeure. Il est amaigri, visiblement épuisé, mais ses yeux brillent d’un éclat indéfectible. Lorsqu’il demande à me parler, je comprends qu’il revient non seulement avec des récits, mais aussi avec des certitudes.
Je l’accueille dans mon bureau, une pièce sobre mais chaleureuse où les flammes de l’âtre dansent doucement, dissipant le froid de cette fin d’automne. Il s’assied face à moi, s’appuyant sur le bord du fauteuil, comme s’il ne pouvait contenir son impatience.
« Roncelin, j’ai enfin des réponses. »
Je le regarde avec attention, l’invitant d’un geste à poursuivre.
« À Psalmodie, j’ai recueilli les récits des pêcheurs et des anciens. Ils racontent une histoire que nous connaissons peut-être, mais dont les détails m’ont bouleversé. C’est bien là, en Camargue, que Marie Madeleine, ses compagnes, Lazare et Maximin ont accosté. »
« Les Saintes Maries de la Mer… » murmuré-je, songeur.
Il hoche la tête. « La légende dit qu’ils ont été chassés de Palestine, mis de force dans une barque sans gouvernail ni rames, abandonnés à la merci des flots. La providence divine, selon eux, les aurait guidés jusqu’aux rivages de la Camargue. Une version digne des Écritures. Mais… »
Il s’interrompt, hésitant, comme s’il pesait ses mots.
« Mais ? »
« Mais il est aussi possible que ce récit ait été enjolivé. Une telle arrivée, aussi miraculeuse soit-elle, pourrait aussi être une façon de dissimuler une vérité plus simple. Peut-être ont-ils eux-mêmes demandé à être débarqués là, évitant ainsi Marseille et les officiels romains qu’ils auraient pu y rencontrer. Cela aurait été plus prudent pour des chrétiens persécutés. »
Je fronce les sourcils. « Et que pensez-vous, Élie ? Croyez-vous à la providence ? »
Il sourit faiblement. « Rien n’est impossible à Dieu, Roncelin. Mais en tant qu’homme, en tant qu’historien, je dois considérer toutes les hypothèses. »
Il se penche en avant, les mains jointes, et son ton s’abaisse légèrement. « Cependant, il y a des détails que je ne peux ignorer. Les descriptions des habitants sont trop précises, trop cohérentes pour être de simples inventions. La manière dont ils parlent de Marie Madeleine, par exemple, correspond parfaitement aux traditions conservées par les chrétiens d’Orient. »
Intrigué, je l’encourage d’un geste. « Que disent-ils d’elle ? »
« Ils la décrivent grande et élancée, avec de longs cheveux noirs souvent laissés libres, et des vêtements modestes mais élégants, ornés de broderies typiques des terres de Palestine. Cela correspond exactement à ce que j’ai vu dans les icônes et les manuscrits orientaux. Même les détails sur son port, son allure… ils ne peuvent les avoir inventés. »
Un silence s’installe. Les flammes dansent toujours dans l’âtre, projetant des ombres vacillantes sur les murs.
« Et ses compagnes ? » demandé-je finalement.
« Marie Jacobé et Marie Salomé. Elles sont mentionnées avec autant de respect. La première était, dit-on, une femme de forte stature, protectrice et d’un naturel direct, presque autoritaire. La seconde, plus effacée, semblait douce et pieuse, mais dotée d’une grande force intérieure. Ces portraits… ils sonnent vrais, Roncelin. »
Je reste pensif, pesant ses paroles. Élie, lui, se redresse, croisant les bras comme pour se protéger d’une vérité trop éclatante.
« Je n’ai pas tout trouvé, pas encore. Mais ce voyage à Psalmodie m’a confirmé une chose : certaines légendes, même lorsqu’elles semblent invraisemblables, cachent des vérités profondes. Ce que j’ai appris là-bas ne fait que renforcer ma conviction que les Saintes Femmes, Lazare et Maximin ont bien foulé ces terres. Il me reste à explorer les archives d’Aix pour comprendre ce qu’il est advenu de Maximin. »
Il se tait, mais je vois qu’il a encore des choses à dire.
« Parlez, Élie. Je sens que ce n’est pas tout. »
Il hésite, puis se lance : « Si ce que je découvre est vrai, Roncelin, cela changera la perception que nous avons de cette région. Cela pourrait donner à nos terres une place unique dans l’histoire du christianisme. Mais je crains que certains ne cherchent à empêcher cela. »
Je le fixe un moment, pesant ses paroles. « Vous pensez que vos recherches sont en danger ? »
« Disons que certains pourraient préférer que ces vérités restent enfouies. »
Un frisson me parcourt malgré la chaleur de l’âtre. Je sais qu’Élie est un homme persévérant, mais il joue un jeu dangereux. Et je ne peux m’empêcher de me demander si la vérité qu’il cherche à dévoiler ne risque pas de nous engloutir tous.