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Chapitre 2.14 : La chute d’Arles (septembre 1200)

Je m’éveille ce matin sous le souffle léger de la brise marine, qui apporte avec elle les senteurs salées de la Méditerranée. Le chant des mouettes me parvient par vagues, mêlé au grondement lointain des charrettes sur les pavés et au cliquetis des cordages des navires dans le port. Les murs épais de l’abbaye de Saint-Victor renvoient une fraîcheur bienfaisante, un contraste saisissant avec la moiteur estivale qui règne dehors. Cependant, cette fraîcheur ne parvient pas à alléger mon âme, alourdie par les tourments.

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r213.jpgPar la fenêtre grande ouverte, j’aperçois le port de Marseille, une véritable fourmilière où s’agitent les dockers, les marchands et les marins. L’air est empli de leurs cris, des ordres aboyés et des discussions animées sur le prix des marchandises. Je hume l’odeur caractéristique des épices et du poisson, qui se mêle à celle, plus âcre, des bois humides des coques de navires. Ce tableau, qui d’ordinaire m’emplirait d’une certaine fierté, me laisse aujourd’hui indifférent. Une inquiétude sourde s’installe en moi, amplifiée par le silence pesant des nouvelles qui tardent à venir d’Arles. Les nouvelles tardent à venir d’Arles, et le silence ne présage rien de bon.

Quelques heures plus tard, un messager épuisé arrive aux portes de l’abbaye. Sa tunique est maculée de poussière et son cheval, les flancs marqués par la sueur, souffle comme un forcené. Il s’effondre presque de fatigue en descendant de sa monture, attirant rapidement une petite foule de frères et de serviteurs. L’air est lourd de tension, chaque pas du messager résonnant comme une funeste annonce.

Je m’avance parmi les premiers, le cœur battant. Le messager, encore haletant, tente de se redresser. « Alphonse d’Aragon... il a franchi la frontière... avec une armée immense ! » Il s’interrompt, cherchant son souffle. Un frère lui tend une coupe d’eau, qu’il avale d’un trait avant de continuer. « Arles... presque sans défense... sauvée in extremis par la bravoure des Baussenques et des gardians de Psalmodie. Mais le prix... le prix a été lourd... nos troupes marseillaises... balayées dans une retraite chaotique... »

Un murmure d’effroi parcourt l’assemblée. Je serre les poings, sentant la colère et la peine monter en moi. Chaque mot du messager est une blessure, une litanie d’échecs qui s’ajoute au poids déjà oppressant de cette guerre.

« Qu’en est-il des pertes ? » demandai-je d’une voix que je m’efforce de garder ferme.

Le messager baisse les yeux. « Trop nombreuses, seigneur. Je n’ai pas les détails... mais Arles est exsangue. »

Un silence pesant s’installe. Je détourne le regard, fixant la mer qui scintille au loin, comme si elle pouvait m’offrir un instant de répit. Mais il n’y a pas de répit. Je murmure une prière, les lèvres presque immobiles : « Que ceux qui ont survécu trouvent la paix, et que les morts soient accueillis en ton royaume. »

Autour de moi, les visages sont graves. Un frère ose murmurer : « Seigneur Roncelin, que devons-nous faire ? »

Je me tourne lentement vers lui. « Préparer la prochaine bataille. Nous n’avons pas le luxe de faillir. Pas encore. »

Je m’éloigne alors, le pas lourd, laissant les frères réconforter le messager. Chaque respiration est un combat contre la rage et le désespoir qui grondent en moi.

Le lendemain, les premiers rescapés arrivent par le fleuve. Je descends au port pour les accueillir. Ces hommes, des marins évacués d’Arles par le Rhône, portent sur leurs visages les stigmates de la déroute. Certains sont blessés, d’autres simplement abasourdis, comme s’ils étaient revenus d’un autre monde.

« Seigneur Roncelin, épargne-nous ta colère, implore l’un d’eux, un vieil homme dont les mains tremblent encore. La bataille était perdue avant même que nous n’ayons pu lever l’épée. »

Je ne réponds pas, mais une douleur sourde me traverse. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient. Je le sais, mais il est difficile de contenir ma frustration.

Trois jours plus tard, Basile revient, épuisé, mais vivant. Avec lui, Arnulphe, gravement blessé. Lorsqu’ils arrivent aux portes de l’abbaye, je les aide moi-même à descendre de cheval. Basile a le visage brûlé par le soleil, les traits tirés par la fatigue. Au chevet d’Arnulphe, il raconte leur fuite à travers la Crau.

« Trois jours, seigneur. Trois jours à marcher sur ces maudits cailloux, à se cacher sous nos manteaux pour échapper aux patrouilles catalanes. Chaque pas était une agonie. Je ne sais comment nous avons survécu. »

Les mots de Basile m’écrasent. J’imagine les étendues arides de la Crau, le vent hurlant, le danger à chaque instant. Pourtant, ils sont là, et cela suffit à m’arracher un soupir de soulagement.

Pendant ce temps, Adalasie s’éloigne de moi. Sa fausse couche, survenue quelques semaines plus tôt, a laissé des cicatrices invisibles mais profondes. Elle passe de longues heures à prier devant l’autel de Marie-Madeleine. Je l’observe, de loin, murmurant des prières à voix basse, le visage baissé, les larmes roulant parfois sur ses joues sans qu’elle cherche à les essuyer.

Un soir, alors que la lumière vacillante des chandelles baigne l’autel d’une lueur dorée, je trouve le courage de m’approcher. Elle sursaute légèrement, mais ne s’écarte pas tout de suite. « Adalasie, murmuré-je, laisse-moi partager ton fardeau. » Elle tourne son regard voilé vers moi, hésitante, puis détourne la tête.

« Roncelin, je ne sais plus si je mérite ton amour... ou celui de Dieu, » répond-elle, la voix brisée. Je m’assois près d’elle, respectant le silence qu’elle semble réclamer. Après un long moment, je pose doucement ma main sur la sienne. Elle ne la retire pas, mais son regard reste fixé sur la statue de Marie-Madeleine.

Quelques jours plus tard, alors que je rentre de l’inspection des défenses, je la trouve dans notre chambre. Elle est assise près de la fenêtre, les yeux perdus dans l’horizon. L’air chargé d’encens et de roses semble moins oppressant que d’habitude. Je m’approche avec précaution, et cette fois, elle ne se dérobe pas lorsque je m’assieds à ses côtés. Nos regards se croisent, et un instant de fragile complicité renaît.

« Roncelin, murmure-t-elle un soir, je suis indigne. J’ai manqué de foi. Marie-Madeleine m’avait offert un miracle, et je l’ai gaspillé. »

Je prends une profonde inspiration, cherchant mes mots. « La foi ne nous rend pas parfaits, Adalasie. Elle nous aide à avancer, malgré nos failles. » Elle secoue doucement la tête, mais cette fois, je sens une lueur d’écoute dans ses yeux. Le silence qui suit n’est plus pesant, mais empreint d’une promesse ténue : celle d’une réconciliation, un pas à la fois.?

Malgré la tourmente, les Catalans continuent de menacer nos terres. Je me concentre sur les forteresses qui protègent les routes stratégiques : Fos, entre Arles et Martigues ; Septèmes, qui garde le passage entre Aix et Marseille ; et mon propre château de Trets, entre Brignoles et Marseille. Chaque pierre posée, chaque renforcement accompli est une barrière contre l’avancée ennemie. Pourtant, mon âme vacille. Chaque soir, je retourne à Saint-Victor, plus fatigué que la veille, espérant trouver un semblant de paix dans ces murs sacrés.

Mais la paix demeure hors de portée. Les visages des disparus hantent mes nuits : Foulque de Carcès, le sage et loyal compagnon, Baudouin Gombert, et tant d’autres. Je repense à leurs voix, leurs rires, leurs épées levées dans le soleil d’une matinée d’été. Aujourd’hui, ces souvenirs me pèsent plus lourd que l’armure que je porte.

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