Lorsque je réfléchis à ces jours sombres, je ne saurais dire avec précision où la réalité s'arrête et où commence le délire. Ma blessure m'a laissé plongé dans un abîme de souffrances et de visions confuses, entrecoupées de brefs éclats de lucidité. Ce mois d'août, je ne l'ai véritablement vécu qu'à travers un brouillard de fièvre et de cauchemars.
Je me souviens vaguement des premiers jours, juste après la bataille. Des visages familiers apparaissaient à mon chevet : Basile, le regard inquiet, veillait à mes pansements ; Arnulphe, plus réservé, murmurait parfois une prière. Et Adalasie… J'ai vu son visage baigné de larmes plus souvent que je ne saurais compter. Elle me tenait la main, mais ses mots m'échappaient, noyés dans le bourdonnement incessant de ma fièvre.
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Un soir, je crus voir Pierre de Villiers entrer dans la pièce. Il était couvert de sang, son armure à demi brisée, mais son regard était fixe et inébranlable. « Roncelin, tu ne dois pas faiblir, » dit-il, avant de disparaître. Ce n'est qu'en émergeant plus tard de mon état de torpeur que je me suis rappelé avoir vu Pierre mourir sous mes yeux. L'écho de sa voix hantait pourtant mes rêves.
Pendant ce temps, le monde continuait de tourner autour de moi. La bataille de Rousset, à laquelle j'avais survécu par miracle, n'avait abouti qu'à un match nul. Les Catalano-Provençaux avaient reculé, mais Aix était toujours entre leurs mains. Les chevaliers de chaque camp, épuisés par le carnage, désertaient en masse. Certains retournaient à leurs terres pour les travaux agricoles, tandis que d'autres étaient désormais libres de leurs obligations vassaliques après quarante jours de service. Les jeunes Croisés, eux, s'embarquaient pour la Terre Sainte, préférant quitter un conflit sans issue pour aller au bout de leurs vœux.
Adalasie, de son côté, portait un fardeau dont elle ne m'a parlé qu'après mon réveil. Elle avait fait une fausse couche le soir de la bataille. Elle ignorait alors être enceinte et s'était exposée aux dangers sans songer à protéger cette vie naissante. Ses prières à Marie-Madeleine avaient pourtant été exaucées, disait-elle dans sa douleur. « J'aurais dû avoir plus de foi, Roncelin… J'aurais dû savoir.» murmurait-elle en pleurant. Ses mots résonnaient en moi comme une lame froide.
Guilhem, le comte de Toulouse, avait lui aussi ses propres combats à mener. Je l'appris à mon réveil en lisant un mot laissé par Guilhem d'Ussel, bien trop tard pour lui parler. Il avait décidé de retirer son soutien militaire à notre cause, bien qu'il maintienne son appui politique. Les Trencavel, cette puissante famille de Béziers, contestaient son autorité dans le Languedoc, et les tensions religieuses entre l'Église et les Cathares s'aggravaient. Guilhem d'Ussel ne voyait dans ces derniers qu'un mouvement anodin, peut-être même sympathique, mais il reconnaissait ne pas être théologien.
Mon réveil fut un choc. La douleur était à peine supportable, et mon esprit, alourdi par des semaines de fièvre, était lent à saisir l'étendue des pertes. Pierre était mort, tout comme plusieurs de mes plus fidèles compagnons. Adalasie était brisée par son deuil silencieux. Guilhem avait quitté le camp retardant son départ autant que possible mais avait du se rendre à Lamaguère où son devoir l'appelait. Les chevaliers qui restaient étaient peu nombreux, et la cause semblait perdue.
Hugues des Baux était là, toujours pragmatique. Il me suggérait avec insistance de rejoindre le monastère. « Tu as fait ton devoir, Roncelin. Ton corps est brisé, ton âme éprouvée. Peut-être est-il temps de chercher la paix que Dieu seul peut offrir. » Je me demandais si ses intentions étaient aussi nobles qu'il le prétendait. N'était-il pas motivé par l'ambition de garder la vicomté pour lui seul ?
Et pourtant, une part de moi voulait y croire. Peut-être Hugues méritait-il cette vicomté plus que moi. Il avait été loyal, un allié solide dans une époque où la loyauté se faisait rare. Mais pouvais-je vraiment abandonner tout ce que nous avions construit ?
Les jours suivants furent marqués par une lente récupération. Chaque pas, chaque respiration était une lutte. Les nouvelles qui parvenaient à mes oreilles étaient rarement bonnes. La guerre s'était figée, et Aix restait hors de notre portée. Mes rêves, eux, continuaient de me tourmenter. Pierre me hantait encore, ainsi que les cris des hommes tombés sous ma bannière.
J’ouvris les yeux sur un plafond voûté baigné d’une lumière douce. Il me fallut un moment pour comprendre où je me trouvais, mais la senteur apaisante des herbes – thym, romarin, et lavande – me rappela que j’étais à l’infirmerie de Saint-Victor. Situé au sommet de l’abbaye, le lieu profitait de la brise fraîche de la mer. Par la grande fenêtre ouverte, je pouvais apercevoir le port de Marseille en contrebas, animé par un ballet incessant de dockers, de marins et de marchands venus de toute la Méditerranée. Le cri des mouettes se mêlait aux appels des hommes, et, malgré la douleur sourde qui irradiait mon flanc, je trouvai un réconfort inattendu dans cette scène. C’était pour cela que je me battais : pour ma ville, mon port, et ce peuple laborieux qui en faisait la richesse.
Près de moi, frère Damien, l’herboriste de l’abbaye, s’activait en silence. Grand et sec, avec des mains calleuses d’avoir trituré la terre et les plantes, il incarnait une sérénité presque surnaturelle. Les tisanes qu’il préparait avaient une amertume prononcée, mais leur effet apaisant était indéniable. Il nettoyait les plaies avec des décoctions de thym et de lavande, murmurant parfois des prières en latin, comme s’il voulait insuffler un peu de grâce divine dans ses remèdes. « Vos blessures guérissent bien, Messire », m’avait-il dit la veille d’un ton neutre, comme s’il voulait éviter tout espoir mal placé. Je n'avais pu répondre qu’avec un faible hochement de tête.
À mes côtés, d’autres chevaliers partageaient mon sort, chacun portant les stigmates de la bataille. Rainier del Taur Blanc, un colosse dont l’épaule avait été brisée par une masse d’armes, restait immobile, les yeux fixant le plafond. Miquel de Valmanya, plus volubile malgré sa jambe gravement atteinte, essayait de distraire Rainier par des récits exagérés de ses exploits passés, entrecoupés de quolibets qui arrachaient parfois un sourire au blessé taciturne. Leur présence, bien qu’hétéroclite, constituait pour moi une sorte de consolation. Tous partageaient le même fardeau, celui de s’accrocher à la vie malgré les épreuves. Chacun, à sa manière, représentait un fragment du monde pour lequel j’avais risqué ma propre existence.
Mais je devais continuer. Pour Adalasie, pour les miens, pour ceux qui croyaient encore en notre cause. L'été mourait, et avec lui, il me semblait que le monde tout entier s'éteignait peu à peu. Pourtant, quelque chose, une étincelle à peine perceptible, subsistait en moi. Peut-être était-ce l'espoir. Peut-être était-ce simplement la peur de tout abandonner.
Ainsi s'étira ce mois d'août, un lent cortège de désespoir et de survie. Je ne peux dire si je m'en suis vraiment remis, mais je suis encore là, à écrire ces lignes. Peut-être est-ce tout ce qui compte.