Le soleil de janvier illumine Marseille d’une clarté froide. Le port est animé, comme toujours, mais une tension sous-jacente semble peser sur la ville. Je me tiens à la fenêtre de ma demeure, observant les mouvements des navires, quand l'arrivée de Bartolomeo Ubaldi est annoncée. Un sourire éclaire mon visage à la pensée de revoir ce vieil ami.
Dans la grande salle, Bartolomeo entre, sa silhouette familière désormais plus assurée. Le jeune chevalier fluet que j'avais connu a laissé place à un homme à la carrure affirmée, mais son sourire demeure le même.
"Roncelin ! Mon ami, tu n'as pas changé d'un pouce !" s'exclame-t-il en m'étreignant chaleureusement.
"Et toi, Bartolomeo, tu es devenu un véritable chevalier !" Je ris en le dévisageant.
Nous nous installons près de l'âtre, la chaleur du feu chassant l'humidité hivernale. Audiarz nous rejoint, sa présence imposante captant immédiatement l'attention de Bartolomeo. Les plaisanteries et souvenirs partagés laissent bientôt place à une conversation plus grave.
"Je reviens de Rome," commence Bartolomeo, son regard devenant sérieux. "Mon père, le cardinal Ubaldi, m'a confié des nouvelles inquiétantes. Il semblerait que le pape Innocent III n'ait pas apprécié ton remariage, Roncelin."
Je fronce les sourcils, sentant l'ombre d'un trouble à venir.
"Innocent III considère ton mariage comme un manque de respect envers l'Église. Et avec l'hérésie cathare qui gagne du terrain dans le Comté de Toulouse, il n'a pas oublié l'ancienne alliance entre Marseille et Raimond VI. Il a laissé entendre que les Provençaux n'ont aucun respect pour la religion."
Audiarz, silencieuse jusque-là, prend la parole, son ton calme mais déterminé. "Cela n'a aucun fondement. Notre mariage ne concerne que nous."
Bartolomeo acquiesce. "Bien sûr, mais le pape voit les choses autrement. Il craint l'influence des idées cathares ici, en Provence. Et les rumeurs de croisade contre ces hérétiques commencent à circuler."
Ces paroles laissent un goût amer. La Provence, terre de diversité et de commerce, pourrait devenir un champ de bataille religieux.
Quelques jours plus tard, son ami Guilhem d'Ussel arrive lui aussi à Marseille. Ensemble, nous partageons un repas frugal, loin des fastes qu'Audiarz aime déployer. Guilhem, toujours aussi réfléchi, évoque les troubles dans le Comté de Toulouse.
"Les Cathares," dit-il en trempant un morceau de pain dans son vin, "sont une menace pour l'autorité de l'Église. Depuis la mission de Pierre de Castelnau et Dominique de Guzmán, les tensions ne cessent de croître. Pierre a tenté de ramener les Cathares dans le giron de l'Église, mais ses efforts ont rencontré une résistance farouche."
Je me souviens des récits des prêches de Pierre de Castelnau et de la ferveur de Dominique de Guzmán, déterminés à éradiquer l'hérésie. Leur zèle, bien que motivé par la foi, a enflammé une région déjà instable.
"Tu crois qu'une croisade est possible ?" je demande, le poids de l'incertitude pesant sur mes épaules.
"Tout est possible," répond Guilhem, pensif. "Le pape est déterminé, et avec les nouvelles alliances qu'il forge, il pourrait bien lancer une croisade contre les Cathares. Nous devons être prudents."
Le lendemain, alors que Bartolomeo se prépare à repartir avec Guilhem pour Lamaguère, nous avons une dernière conversation sur les rives du port.
"Roncelin, sois vigilant," me conseille Guilhem. "Les rumeurs de croisade ne sont pas à prendre à la légère.» « Et Audiarz... » ajoute Bartolomeo, « ses goûts ostentatoires attirent l'attention. Cela pourrait te mettre dans une position délicate. »
Je regarde les voiles des navires se gonfler sous le vent, méditant sur ses paroles. La mer, vaste et imprévisible, est un miroir de la situation actuelle. Des conflits que je pensais lointains se rapprochent inexorablement, menaçant de bouleverser notre existence paisible à Marseille.
Bartolomeo monte à cheval, me saluant d'un dernier regard. "Prends soin de toi, Roncelin. Et n'oublie pas, nous avons toujours le pouvoir de choisir notre destin."
Je reste sur le quai, observant leur départ, le cœur lourd de pressentiments. L'année 1206 s'annonce tumultueuse, et je sens déjà les vents du changement souffler sur Marseille. Les ombres du passé et les incertitudes de l'avenir se mêlent, dessinant une toile complexe que nous devrons naviguer avec prudence et sagesse.
Le mois de Mars me permet de revoir un vieil ami. Je reconnais Adelin de Longueval dès qu'il franchit les portes de mon hôtel particulier, et pourtant, le temps et la guerre l’ont marqué. Son visage est plus creusé qu’autrefois, sa barbe plus longue, et ses yeux, sous l’ombre de son capuchon, portent le poids des épreuves traversées. Mais il y a toujours en lui cette même prestance, cette noblesse naturelle qui faisait de lui un chevalier respecté, et ce regard vif, empreint d’intelligence et de cette foi inébranlable qui le guidait autrefois.
— Roncelin, dit-il avec un sourire las, que Dieu te garde. Marseille n’a pas changé… ou alors est-ce moi qui reviens transformé ?
— Sans doute un peu des deux, Adelin. Tu portes les stigmates de longs combats, mais aussi, je le devine, de bien des palabres. Assieds-toi donc, et raconte-moi ! Que s’est-il passé depuis notre dernière bataille en l’an de grâce 1200 ?
Il ôte son manteau, s’installe près du feu et accepte la coupe de vin que je lui tends. Il la tourne entre ses mains, pensif.
— Après nos combats, je me suis embarqué pour Saint-Jean-d'Acre. J'avais une dette à payer… une pénitence qui ne concernait que moi. Là-bas, j’ai combattu, bien sûr. Parfois dans la fureur, parfois à contre-cœur. Mais j’ai surtout négocié.
Je hausse un sourcil.
— Toi, un négociateur ?
Il esquisse un sourire, fatigué.
— N’as-tu donc pas compris, Roncelin ? Je ne suis pas un lâche, mais je crois que l’acier ne doit parler qu’en dernier recours. La guerre, nous l’avons faite. Je l’ai faite. Mais il y a aussi la parole, le Verbe, ce premier éclat du divin. J’ai appris à écouter ceux que nous appelons infidèles. Certains sont plus sages que bien des prélats de Rome.
— Je ne suis pas surpris que tu aies cherché à parlementer, Adelin. Mais les Croisés ne t'ont-ils pas regardé d'un mauvais œil pour cela ?
Il hoche la tête et boit une gorgée avant de poursuivre :
— Bien sûr. On m’a taxé de faiblesse, d’hérésie même. Certains ont murmuré que j’avais trop partagé de repas avec les Sarrazins. Mais d’autres ont compris. J’ai vu des chevaliers endurcis s’asseoir à la même table que des émissaires musulmans et réaliser qu’ils avaient en face d’eux des hommes, pas des démons.
Il marque une pause, le regard perdu dans les flammes.
— J’ai négocié la libération de captifs, Roncelin. Des femmes, des enfants, des hommes que nous avions condamnés aux chaînes ou à la mort. Certains des nôtres étaient prisonniers aussi, et grâce à ces échanges, ils ont revu leur patrie.
Je l’observe en silence. Il y a six ans, nous combattions côte à côte, frappant dans la mêlée, sans trop nous poser de questions sur l’issue ni sur les conséquences. Lui a pris une autre voie, celle du dialogue.
— Et aujourd’hui, que fais-tu ici, Adelin ? Repars-tu en Flandre ?
— Peut-être. Peut-être pas. L’homme qui est parti ne sait plus s’il a encore une place là-bas.
— Ce château dont tu me parlais autrefois, est-il toujours tien ?
Il soupire.
— Tant que mon sang coule dans mes veines, il l’est. Mais mon âme appartient désormais à un autre pèlerinage, plus intérieur.
Je repose ma coupe, songeant à la distance qui nous sépare désormais. Nous avons emprunté des chemins si différents. Pourtant, en cet instant, nous sommes encore les frères d’armes que nous étions jadis.
— Alors, en attendant que tu décides de ton prochain pèlerinage, Marseille t’accueillera comme l’un des siens.
Il me regarde, et pour la première fois depuis le début de notre conversation, il sourit pleinement.
— Merci, Roncelin. C’est peut-être le premier signe que j’attendais.