Je sentais le balancement irrégulier de chaque pas sous moi, comme une houle terrestre. Juché sur les épaules d’un colosse — un forgeron aux bras comme des troncs et au souffle marqué par les vapeurs de vin —, je dominais une mer humaine en effervescence. Les émeutiers qui m’avaient sorti de Saint-Victor m’escortaient maintenant en une procession bruyante, leurs cris éclatant comme des vagues contre les façades de pierre. Nous avancions depuis le Quai du Port, serpentant entre les étalages abandonnés et les barques amarrées, en direction de la place des Accoules.
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Le soleil déclinant déployait une lumière dorée, rendant les eaux du port éblouissantes. La ville toute entière semblait s’être réveillée en même temps que cette foule. Des femmes aux balcons élançaient des écharpes colorées, tandis que des enfants couraient entre les jambes des hommes armés de piques ou de bâtons. Moi, le cœur tambourinant, je réprimais un sourire à chaque fois qu’un visage familier émergeait du chaos. Là, un vieux créancier, bouche béante, m’applaudissait comme s’il n’était pas celui qui, quelques mois plus tôt, exigeait le remboursement immédiat d’une dette. Ici, un marchand à qui je devais encore plusieurs sacs de blé agitait une main rugueuse en signe de soutien. Comment une telle volte-face était-elle possible ?
Les échos de la cloche des Accoules se mêlaient aux chants improvisés. « Roncelin ! Roncelin ! » Mon nom était repris en chœur, un rugissement que rien ne semblait pouvoir apaiser. Pour la première fois, je compris pourquoi certains hommes se perdaient dans le pouvoir des foules. J’avais l’impression d’être porté par quelque chose de bien plus grand que moi, un élan collectif déchaîné, aussi grisant qu’inquiétant.
Alors que nous atteignions les marches menant à la place, je jetai un regard en arrière. Le quai était une étendue mouvante de visages. Au loin, les trois tours de garde étaient des sentinelles silencieuses. Le port était un mélange en perpétuel changement : des marchands vénitiens vociférant dans leur langue mélodieuse, des esclaves africains tirant des charrettes, des marins grecs crachant des imprécations. Et au milieu de tout cela, des émeutiers à l’œil brillant d’un feu que je n’étais pas sûr de pouvoir maîtriser.
Un frisson me parcourut. Marseille était une ville vivante, chaotique, avec son port comme cœur battant. Mais aujourd’hui, elle avait l’air d’une bête éveillée, et je ne savais pas si elle venait pour m’adorer ou pour me dévorer. Je ne pouvais m’empêcher de penser à mon frère. Sa mort était encore une blessure ouverte, un poids sur mon âme. Son nom était sur toutes les lèvres, mais je savais qu’on attendait de moi que je prenne cette place. Une place que je n’avais jamais réclamée.
À mesure que nous gravissions la pente, le forgeron sous moi ne fléchissait pas. Sa poigne fermée sur mes jambes était ferme, comme si cet homme portait plus qu’un corps. Je me demandais si ce titan était lui aussi subjugué par cette folie collective ou s’il était simplement heureux d’être à la hauteur, littéralement. En atteignant enfin la place des Accoules, le spectacle qui s’offrit à moi fut éblouissant. La foule avait envahi l’espace, et chaque recoin semblait déborder d’énergie. Des torches s’allumaient une à une, réchauffant l’air d’une lueur vacillante. Des hommes jouaient de la flûte et du tambour, d’autres scandaient des slogans.
« Rien n’est gratuit », pensai-je, avec une lueur d’inquiétude dans les yeux. Je ne savais pas encore quel rôle on voulait que je joue, mais j’étais certain que cette ville, capable de tels emportements, ne me laisserait qu’une marge de manœuvre étroite. En cet instant, j’étais à la fois porté en héros et pris au piège comme une marionnette.
À genoux sur les épaules du forgeron, je levai les bras pour apaiser la clameur. Un silence relatif s’installa, ponctué par le craquement des torches et les échos du port. « Marseille ! » commençai-je, la voix ferme mais teintée d’émotion. J’improvisai dans ma tête un discours, mélange de remerciements et de prudence, cherchant à jauger la foule autant qu’à la captiver. Je savais que je jouais déjà un rôle, que j’écrivais un chapitre de mon destin sur la scène improvisée de cette place. Une partie de moi rêvait de m’échapper, de reprendre une vie plus simple, mais j’étais également fasciné par ce tumulte. Marseille me tendait les bras, et je ne savais pas encore si je pouvais lui résister.
J’étais encore perché sur les épaules du forgeron quand les acclamations de la foule se firent plus pressantes, presque exigeantes. Leurs visages levés, rougis par l’effort et la passion, brûlaient de questions, d’espoirs et d’attentes. Il me fallait parler. Une clameur indistincte enveloppait la place des Accoules, mais je pouvais sentir que ce tumulte attendait que je le façonne.
Peu à peu, les cris s’éteignirent comme les vagues qui se retirent sur la grève. Ma voix s’éleva, forte et claire, pour dominer cette mer humaine :
« Habitants de Marseille, ma chère ville, je vous remercie de cet accueil… et de cet amour que vous portez à ma famille, à votre vicomté. Vous m’accordez aujourd’hui une faveur que je n’ai ni demandée, ni même imaginée. C’est avec reconnaissance que je reçois vos acclamations. Cependant, vous savez… Vous savez que j’ai prononcé des vœux monastiques. Je suis… »
À cet instant, une voix à la puissance formidable surgit de la foule, brisant mon élan :
« Ces vœux ne valent rien ! On te les a arrachés ! Sous la contrainte ! »
Un murmure d’approbation se propagea, suivi par une autre intervention, plus aigre et tout aussi forte :
« Et nous, nous ne voulons pas d’Hugues des Baux comme vicomte ! Ce serait la fin de Marseille ! »
Un tumulte de réactions s’ensuivit, et le calme que j’avais obtenu menaçait de se briser en éclats. Je levai de nouveau les bras, plus haut cette fois, comme pour contenir une mer qui se déchaînait. Avec fermeté, je repris la parole :
« Mes amis, mes frères, je vous entends. Je comprends vos craintes et vos révoltes. Marseille est une ville fière et libre, et c’est pourquoi je vous remercie encore de votre confiance. Mais écoutez-moi : mes vœux sont un engagement devant Dieu, une promesse que je ne puis renier sans me trahir moi-même. Cependant, je ne suis pas insensible à vos besoins, ni aux souffrances qui ont conduit à cette mobilisation. »
La foule était suspendue à mes paroles, les regards fixés sur moi, oscillant entre la ferveur et l’impatience. Je choisis mes mots avec soin, pesant chaque syllabe :
« Je vous promets ceci : je vais discuter avec vos représentants, avec les sages et les édiles de notre ville. Ensemble, nous trouverons une solution, une voie qui respecte à la fois mon honneur, ma foi, et les intérêts de Marseille. Une solution qui protège tous ses habitants, quels qu’ils soient. Car oui, nous sommes tous Marseillais ! Tous égaux devant l’avenir que nous devons façonner. »
Un silence plus profond s’installa, un moment de réflexion collective. Puis, doucement d’abord, mais avec une intensité croissante, des acclamations éclatèrent de toutes parts. La foule s’était calmée, du moins pour l’instant, et je savais que cette trêve fragile était une victoire à exploiter avec prudence.
Je posai une main sur l’épaule du forgeron. « Descends-moi, maintenant », lui soufflai-je. Il s’agenouilla avec une surprenante légèreté, me permettant de regagner le sol. Aussitôt, les édiles de la ville s’approchèrent pour m’entourer. Je les reconnaissais : des figures respectées, mais aussi des hommes qui avaient eux-mêmes leurs ambitions à défendre.
Encadré par ces gardiens de la ville, je m’engageai vers la Maison Communale. La foule, bien qu’encore en effervescence, s’ouvrit devant nous comme une mer partagée. Je ressentais le poids de chaque regard posé sur moi, un mélange de curiosité, de ferveur et d’attente. Marseille venait de m’adopter, mais à quel prix ? C’était à moi, maintenant, de découvrir si je pouvais être le guide qu’elle réclamait, sans me perdre dans ses contradictions.