Les cloches sonnaient à toute volée, déchirant l’air paisible du crépuscule. Les murs de l’abbaye résonnaient des échos d’une agitation grandissante en contrebas. À travers les fenêtres étroites, on distinguait une marée humaine se pressant autour des murs de Saint-Victor, brandissant des torches et scandant des cris. L’angoisse imprégnait chaque recoin de l’abbaye.
Arnulphe, l’armure étincelante malgré l’obscurité naissante, se tenait droit devant moi, la main posée sur la garde de son épée. Ses cheveux blonds légèrement grisonnants et son regard perçant trahissaient un passé de chevalier aguerri. À ses côtés, Basile de Macourie, sa haute stature et son calme imposant rappelant les récits bibliques de géants protecteurs, attirait toujours l’attention par sa peau d’un noir profond et son port altier. Il portait un simple haubert, mais sa présence seule suffisait à imposer le respect. Tous deux avaient accouru pour me prévenir de l’imminence de l’émeute.
« Monseigneur, ils sont nombreux… » murmura Arnulphe, son regard oscillant entre l’inquiétude et la détermination. « L’abbaye est mal défendue. Si nous ne renforçons pas les portes... »
Je levai une main pour l’interrompre. « Non, Arnulphe. Je ne veux pas que le sang coule ici. Ces hommes et ces femmes ne viennent pas pour attaquer Saint-Victor par haine. Ils cherchent une issue à leur colère et à leurs frustrations. »
Basile acquiesça doucement, mais ses sourcils se froncèrent. « Leur colère est un feu, Monseigneur. Même si elle n’est pas dirigée contre vous, elle peut embraser tout ce qu’elle touche. » Sa voix grave résonnait avec une sagesse ancienne, et ses yeux sombres semblaient sonder l’avenir.
Je sentais le poids de leurs regards, emplis de fidélité mais aussi d’inquiétude. L’abbaye, riche et imposante, semblait pourtant bien fragile face à cette foule massive. Des chants et des slogans montaient des rues, où la population, exaspérée par les conflits politiques et les taxes écrasantes, s’élevait pour réclamer justice. L’idée de livrer les portes sans résistance allait à l’encontre de leur instinct de protection.
« Écoutez-moi bien, tous deux. » Mon ton se fit plus ferme. « Il n’y aura pas de violence. Ouvrez les portes avant qu’elles ne soient détruites. Montrez-leur que nous n’avons rien à cacher, rien à leur opposer. Cela désamorcera leur colère. »
Arnulphe hésita, un muscle tressaillant dans sa mâchoire. « Et s’ils s’en prennent à vous ? Je ne peux laisser cela arriver. »
Je posai une main apaisante sur son épaule. « Leur colère n’est pas dirigée contre moi. Je le sens. Faites-moi confiance, Arnulphe. Votre rôle est de veiller à ce que personne ne profite de ce chaos pour commettre des actes de malveillance. Vous resterez en arrière, avec Basile. Surveillez et intervenez si nécessaire, mais ne venez me chercher que lorsque la foule sera apaisée. »
Basile hocha la tête, son visage grave. « Nous obéirons, Monseigneur. Mais sachez que nous sommes prêts à intervenir au moindre signe de danger. »
Leur fidélité me réchauffait le cœur, même si leurs craintes faisaient écho aux miennes. Le grondement de la foule se rapprochait, menaçant. Les gardes, peu nombreux, semblaient tendus, leurs mains serrées sur leurs guisarmes. Pourtant, je maintins ma décision. Les portes s’ouvrirent lentement dans un grincement sourd.
Une vague humaine s’engouffra dans la cour de l’abbaye. Les torches illuminèrent les visages de pêcheurs, de marchands, de femmes portant leurs enfants. Certains visages étaient empreints de colère, d’autres d’espoir. Des cris retentirent, mais aucun coup ne fut porté. La foule se dispersait maladroitement dans les espaces sacrés, observant les lieux avec un mélange de respect et de défiance.
Quelques dégâts furent commis par maladresse, et je vis deux jeunes hommes tenter de subtiliser un calice. Avant que je ne puisse réagir, Basile les intercepta calmement. Sa simple présence imposait le respect, et les coupables lâchèrent leur prise, penauds.
Je restai immobile au centre de la cour, observant la scène avec une étrange sérénité. Mon instinct me soufflait que cette foule, bien que désordonnée, ne me voulait aucun mal. Ils cherchaient un symbole, une figure capable d’incarner leur désir de justice et de changement.
Au bout de ce qui me sembla une éternité, le tumulte commença à se calmer. Des murmures parcouraient les rangs. « Où est l’abbé ? » entendis-je. Ils me cherchaient. Pourtant, je savais qu’il ne fallait pas me montrer trop tôt. Je fis signe à Arnulphe et Basile de rester en retrait, veillant à ce que tout reste sous contrôle.
Quand enfin la foule se calma, je rejoignis mes deux fidèles compagnons. Mais avant que je puisse leur parler, un grand forgeron s’approcha de moi, son visage marqué par les ans et ses mains épaisses encore tachées de suie.
« Monseigneur, » dit-il d’une voix rauque mais empreinte de respect, « laissez-moi vous ramener à la ville. Vous avez fait assez pour ce soir. »
Sans attendre de réponse, il me souleva avec une aisance surprenante, me hissant sur ses épaules larges comme celles d’un bœuf. Tandis qu’il avançait d’un pas sûr à travers la plaine, les silhouettes de la foule s’éloignant, je sentis un étrange mélange d’humilité et de gratitude m’envahir. La ville se trouvait encore à une demi-lieue, mais chaque pas me ramenait vers mon rôle nouvellement imposé : celui d’un guide pour ces âmes égarées.