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Chapitre 1.4 : Le Château de Trets (26 février 1193)

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Je me tiens devant les lourdes portes du château de Trets, ce lieu qui a vu grandir Barral et moi, et une foule de souvenirs me submerge. Le vent sec et chargé d’histoire semble chuchoter à mes oreilles le rire de mon frère aîné. Barral, de quatre ans mon aîné, avait toujours été une figure imposante à mes yeux. Plus qu’un frère, il était un guide, un protecteur, celui que j’essayais, en vain, d’imiter. Combien de fois, enfants, m’avait-il devancé dans nos jeux dans la cour, sautant plus haut, courant plus vite, combattant mieux que moi avec une branche d’olivier comme épée ? Aujourd’hui encore, le simple souvenir de son assurance m’écrase d’un mélange d’admiration et de regret.

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Une servante m’introduit dans la grande salle. Les murs de pierre gardent la fraîcheur, mais ce n’est pas assez pour apaiser la chaleur qui monte en moi. Marie, la veuve de Barral, est assise sur une chaise finement sculptée. À ses côtés, sa fille Barrale me salue d’un regard distant, presque froid. Elle est l’épouse d’Hugues des Baux, cet homme que tous les notables de Marseille redoutent et qui convoite ouvertement la vicomté. Debout près de l’âtre, Alasacie, ma nièce, semble à l’opposé : ses yeux pétillent d’une curiosité presque enfantine. C’est la fille de Barral et d’Alasacie Porcellet, morte en couche. Une tragédie qui a marqué ma famille plus profondément que je ne pourrais jamais l’exprimer.

« Roncelin, prenez place », dit Marie, d’une voix douce mais ferme. Son ton me rappelle qu’elle n’est pas seulement une veuve éplorée : elle est la sœur du comte de Montpellier, une femme habile qui n’a pas l’intention de laisser son gendre Hugues emporter la vicomté sans lutte.

Je m’assois, mais à peine ma tunique effleure-t-elle le bois de la chaise que Marie entre dans le vif du sujet. « Votre retour était attendu, Roncelin. Les marchands de Marseille vous ont déjà confié leur soutien. Mais ici, au château, la situation est plus… complexe. »

Je lève les yeux, interrogatif. Marie s’avance légèrement, croisant ses mains devant elle. « Hugues des Baux est puissant, et son mariage avec Barrale renforce sa prétention. Cependant, il reste une voie pour consolider votre position. »

Sa pause est calculée, presque théâtrale. Avant qu’elle ne poursuive, Barrale intervient : « Je vais m’assurer que la cheminée soit prête. Ce froid devient insupportable. »

Marie acquiesce d’un signe de tête, et Barrale quitte la salle, m’accordant à peine un regard. À présent, Marie peut parler librement, à l’abri des oreilles de sa fille et, surtout, de son gendre.

Enfin, elle prononce les mots qui me frappent comme une gifle. « Vous pourriez épouser Alasacie. »

Le choc me laisse sans voix. Ma propre nièce ? Je regarde Alasacie, qui détourne les yeux avec une gêne visible. Elle semble presque aussi surprise que moi, mais je ne décèle aucune répugnance dans son attitude. Ce mariage, suggéré si froidement, me semble à la fois absurde et inévitable. Marie, voyant mon hésitation, poursuit : « Vous seriez non seulement le frère de Barral, mais aussi son gendre. Cela réduirait à néant les revendications de Hugues. »

Mes pensées s’emballent. Que penserait Barral de tout cela ? Il avait toujours été un modèle de droiture, un vicomte respecté et aimé. Moi, le cadet insouciant, j’ai dilapidé ma jeunesse dans des excès indignes de notre nom. Je revois les créanciers en colère qui m’ont acculé jusqu’à Saint-Victor, où j’ai prononcé des vœux autant par nécessité que par foi. Et maintenant, me voilà à devoir jouer un rôle politique que je ne voulais pas. Un rôle que je ne mérite pas.

Marie perçoit mon trouble. Elle pose une main rassurante sur la table. « Roncelin, je sais que tout cela est difficile à entendre. Mais pensez à Marseille. Pensez à ce que votre frère aurait voulu. »

Je serre les dents. Que voulait Barral ? Depuis sa mort, cette question me hante. Et y répondre semble toujours hors de ma portée. Je revois son sourire bienveillant, son regard plein de sagesse. Il m’a toujours protégé, même de mes propres erreurs. Et moi ? Que suis-je prêt à sacrifier pour honorer sa mémoire ?

Après un long silence, je me redresse légèrement sur ma chaise. « Je vais y réfléchir », dis-je enfin, la voix rauque. C’est tout ce que je peux offrir pour l’instant. Les enjeux me dépassent encore, mais je sais que je dois prendre une décision bientôt. Une décision qui scellera mon avenir et celui de Marseille.

Quand Barrale revient, portant une nouvelle bûche pour raviver l’âtre, ni Marie ni moi ne faisons allusion à ce qui vient d’être dit. Le sujet semble disparaître dans l’ombre, mais son poids reste bien présent dans mon esprit.

Alors que je quitte la salle, un dernier souvenir de mon enfance avec Barral me revient. Je le vois, debout au sommet des remparts de Trets, désignant l’horizon avec l’excitation d’un jeune homme plein de rêves. « Un jour, Roncelin, tout cela dépendra de nous », avait-il dit. À l’époque, je n’avais pas compris. Aujourd’hui, ces mots me paraissent presque prophétiques, et leur poids pèse lourd sur mes épaules.



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