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Chapitre 1.5 : Retour à Saint-Victor (Mars 1193)

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Je traverse les portes massives de l’abbaye de Saint-Victor sous un ciel gris, le pas alourdi par l’incertitude. L’ombre des tours me ramène à la réalité : je ne suis plus seulement un frère en quête de rédemption, mais un homme pris dans les engrenages d’une lutte pour la survie de Marseille et de son héritage. Barral de Peynier, mon jeune cousin, m'a accompagné depuis Trets.
Arnulphe m’attend dans la salle capitulaire, flanqué de Basile. Leur présence m’apaise : ces deux hommes, si différents l’un de l’autre, incarnent deux piliers essentiels de ma cause. Arnulphe, avec sa stature imposante et son regard perçant, est un guerrier né, un homme de terrain capable d’organiser la défense de l’abbaye et de la ville. Basile, plus discret mais tout aussi efficace, est un maître de la gestion et de la logistique, un rouage invisible mais vital.

Un troisième homme est là, que je ne reconnais pas immédiatement. L’envoyé de Jaufre, mon frère évêque de Béziers, s’avance pour se présenter. « Guiraud de Puimisson », dit-il en inclinant légèrement la tête. Son visage austère et sa tenue modeste trahissent un homme habitué à servir une cause plus grande que lui-même.

Guiraud ne perd pas de temps en préambules. « Votre frère Jaufre m’envoie avec des nouvelles importantes. Non seulement il vous soutient dans cette entreprise, mais il a obtenu l’appui du comte de Toulouse. »

Cette révélation me laisse interdit. Le comte de Toulouse, un allié ? C’est à la fois une aubaine et une manœuvre périlleuse, qui pourrait attiser la colère de Barcelone. Avant que je ne puisse poser une question, Guiraud poursuit : « Barral, avant sa mort, avait entamé des discussions en ce sens. Il voyait dans cette alliance un moyen de préserver les intérêts des marchands de Marseille face aux ambitions de Barcelone. »

Les mots de Guiraud résonnent en moi. Une fois de plus, Barral semble me guider même dans la mort. Sa vision dépasse la mienne, comme toujours. Était-il déjà conscient des tempêtes à venir ? Aurait-il approuvé mes décisions ?

Je reprends mes esprits et introduis mes compagnons. « Voici Arnulphe, qui supervisera la défense de l’abbaye et de Marseille.»

Arnulphe acquiesce de la tête, taiseux comme à son habitude.

Je sais qu'Arnulphe le Normand, compagnon de Richard d'Angleterre avait jadis renoncé à s'embarquer pour la Terre Sainte pour les beaux yeux d'une Marseillaise.

Qu'il est entré dans les ordres rongé de remords à la mort de la belle. Plutôt que d'embarrasser sa famille, il ne divulgue son vrai nom qu'en confession, mais il est de haute naissance. Il ne demande qu'à prier et disparaître dans l'anonymat, mais ses compétences militaires sont trop utiles pour que je l'autorise à poser l'épée.

Je reprends :

« et voici Basile de Macourie, qui nous vient du Royaume du Prêtre Jean, par delà les sarrazins d'Egypte. Il sera chargé de la gestion des commanderies, notamment celles de Gémenos et de la Sainte-Baume qui gardent notre flanc oriental. Ensemble, ils s’assureront que nos positions restent imprenables. » le guerrier répond d'un sourire d'un blanc d'autant plus éclatant qu'il tranche sur sa peau sombre.

« Enfin, mon cousin Barral de Peynier qui de notre château de Trets défendra la ville sur ses accès Nord. Il aura aussi la mission de protéger ma belle sœur et... sa fille. »

Guiraud les salue respectueusement, mais je devine une lueur d’évaluation dans ses yeux. Il sait que notre situation est précaire, et que ces alliances, aussi solides soient-elles, ne suffiront pas sans une organisation rigoureuse.

Je fais enfin venir le prieur de l’abbaye, un vieil homme nommé Étienne de Lambesc. Sa sagesse et sa dévotion sont reconnues de tous, et je sais qu’il est le mieux placé pour gérer les affaires spirituelles et économiques de Saint-Victor en mon absence. « Étienne, je vous confie la gestion quotidienne de l’abbaye. Je resterai abbé laïc, mais je compte sur vous pour veiller au bon fonctionnement de notre maison. »

Étienne acquiesce gravement. « Vous avez ma parole, Roncelin. Et sachez que Saint-Victor restera votre forteresse autant que votre sanctuaire. »

Ces mots me réconfortent, mais je sais que rien n’est encore gagné. Je prends un moment pour me tourner vers Arnulphe et Basile. « Préparez-vous. Nous avons du travail. Les commanderies, les murailles, les alliances… tout cela doit être en place avant que nos ennemis ne frappent. »

Alors que je quitte la salle capitulaire, une pensée fugace me traverse l’esprit. Barral aurait-il agi autrement ? Aurait-il trouvé une solution plus noble, plus juste ? Ces questions, je le crains, resteront sans réponse. Mais une chose est sûre : je ne peux plus me permettre de douter. L’héritage de mon frère, et celui de Marseille, dépendent désormais de moi.

Mes pas me portent alors vers le scriptorium de l’abbaye, un lieu dont le silence est presque palpable, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle. L’air est chargé de l’odeur des manuscrits anciens, un mélange de parchemin, de cire, et de temps figé. Au centre de la pièce, Élie le Syriaque, l'un de ces maronites qui sont tenus en grande estime dans le Comté de Tripoli et se prétendent descendre directement des premiers disciples de Jésus, est penché sur une table de bois sombre, scrutant un papyrus jauni et fragile, qu’il manipule avec un soin religieux. Cela fait peu de temps qu’il est arrivé de Terre Sainte, et pourtant, il semble porter avec lui des siècles d’histoires oubliées. Je l’observe un instant, intrigué par son intensité. Ses doigts suivent les lignes d’écriture en grec et en copte, et ses lèvres murmurent parfois des mots que je ne comprends pas. Il semble si absorbé que je me demande s’il a conscience de ma présence.

Finalement, je m’avance et pose une main légère sur son épaule. Il lève les yeux vers moi, et je remarque l’éclat de ses pupilles, cette étincelle que seuls les hommes passionnés par leur quête possèdent. "Ce document", commence-t-il sans préambule, "parle d’une femme venue d’Orient. Une sainte, ayant traversé la Méditerranée pour fuir les persécutions. Elle aurait prêché ici, à Marseille, avant de se retirer dans une grotte appelée Sainte-Baume." Je hoche la tête, partagé entre l’intérêt et le scepticisme. Ces histoires, je les connais. On les raconte depuis des générations : l’arrivée de Marie Madeleine aux Saintes-Maries-de-la-Mer, son rôle dans l’évangélisation de la cité, et son isolement final dans les montagnes. Je les ai toujours vues comme des récits pieux, des légendes sans fondement réel, faute de reliques tangibles. D'ailleurs je sais que des rumeurs de même sorte existent dans plusieurs lieu de la chrétienté, et notamment en France, à Vézelay.

Mais Élie, lui, n’en doute pas. "J’ai entendu ces traditions parmi les maronites, en Terre Sainte", continue-t-il avec une ferveur qui me surprend. "Ce texte, et surtout son ancienneté, pourrait être la preuve que ces récits ont une base historique." Je m’approche, mes yeux suivant la ligne qu’il pointe du doigt. Les mots sont anciens, presque effacés, mais leur existence même a un poids. Je sens une étrange tension monter en moi. Et si ces légendes, que j’avais toujours reléguées au rang de fables édifiantes, étaient en fait autre chose ? Un fragment de vérité enfoui sous des siècles d’interprétations et d’oubli. Je me redresse et croise le regard d’Élie. Sa conviction est presque contagieuse. Peut-être, après tout, que ces vieilles histoires méritent d’être réexaminées.

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