C’est une soirée de l'automne 1193 que tout commence. Assis dans une salle austère de l'abbaye de Montmajour, devant la noblesse du Comté de Provence, je déclare publiquement ce que beaucoup redoutaient : je revendique le titre de Vicomte de Marseille. Le silence qui suit mes paroles est presque assourdissant, et je sais que cette annonce ne restera pas sans conséquence. La salle se scinde. Certains viennent me féliciter à voix basse. D'autres se concertent l'air maussade.
Quelques semaines plus tard, un messager de Hugues des Baux frappe à ma porte. Le message est bref mais clair : Hugues souhaite une rencontre. Je sens déjà l'orage qui gronde. Hugues n'est pas homme à mâcher ses mots, et je sais que cette entrevue sera tendue.
Nous nous retrouvons dans la grande salle de la maison des Consuls. La lumière tamisée des chandelles danse sur les murs de pierre, projetant des ombres vacillantes qui semblent refléter l'agitation de nos esprits. Hugues entre d'un pas ferme, son visage rougi par la colère. Ses yeux lancent des éclairs, et je devine qu'il ne retient sa fureur que par un mince fil de contrôle.
"Roncelin !" tonne-t-il en refermant la porte derrière lui. "Par tous les saints, comment as-tu osé ?! Tu viens de me voler la place qui me revenait de droit, toi qui étais caché dans un couvent comme un moine apeuré !"
Je reste assis, le regard calme. "Hugues, mon cousin, je n'ai rien demandé de tout cela. On m'a tiré de mon couvent sans que je le veuille. Je n'ai jamais cherché à te supplanter."
"Ne joue pas les innocents !" réplique-t-il, sa voix grondant comme un tonnerre. "La Vicomté devait me revenir, et maintenant tu es là, soutenu par ces maudits marchands et consuls. Ils t'ont placé là comme un pantin pour mieux me supplanter."
Je me lève lentement, cherchant à apaiser la tempête qui fait rage en lui. "Hugues, écoute-moi. Je comprends ta colère. Mais crois-moi, je ne suis qu'un prête-nom. Si je ne joue pas mon rôle à leur convenance, ils pourraient très bien se déclarer en République, à l'image de Gènes. Tu sais aussi bien que moi que cela ne ferait qu'envenimer la situation."
Il me fixe, ses poings serrés, ses mâchoires crispées. "Et que proposes-tu, Roncelin ? Comment penses-tu me satisfaire sans que je perde la face devant tous ces bourgeois qui ne cherchent qu'à nous diviser ?"
Je prends une profonde inspiration. "Nous sommes de la même famille, Hugues. Tu as épousé une fille de mon frère. Je vais moi aussi épouser sa sœur Adalasie, et nous serons à égalité de dignité. Nous devons trouver un terrain d'entente, pour le bien de Marseille. Peut-être... peut-être pourrions-nous partager cette charge. Une co-Vicomté véritable, où nos voix auraient le même poids."
Il éclate de rire, un rire amer et sans joie. "Partager le pouvoir avec toi ? Tu crois vraiment que je vais accepter cela si facilement ?"
Je soutiens son regard, déterminé. « La moitié de mon pouvoir, et de mes bénéfices, oui. Et tu ne me demandes pas pourquoi moi, j'accepterais ? Tout puissant que tu sois, c'est moi qui occupe Marseille pour le moment, après mon père et mon frère. Mais je n'ai rien demandé, et si je dois porter cette charge, je préfère t'avoir avec moi que contre moi. Et toi ? »
Je sens ses traits se tendre, puis petit à petit la force de ma position et la générosité de mon offre lui apparaissent. Il souffle bruyamment, exaspéré, pas encore résigné. Je lui tends un coupe de vin. Il la prend avec hésitation, pendant que je reprends.
"Tu vois ? Ce n'est pas une question de facilité, mais de nécessité. La Commune de Marseille me soutient, les Consuls aussi, ainsi que plusieurs alliés traditionnels de notre famille. Une opposition frontale pourrait nous coûter cher, Hugues, à tous les deux. Et je ne dis pas cela comme une menace, mais comme une vérité."
Il se tait, ses yeux scrutant les miens, cherchant la moindre trace de mensonge ou de faiblesse. Enfin, il soupire et passe une main dans ses cheveux, visiblement en proie à un conflit intérieur. "Très bien, Roncelin. Si je dois accepter ce compromis pour éviter une guerre ouverte, alors soit. Mais sache que je ne te ferai pas de cadeaux. Chaque décision que nous prendrons sera scrutée de près."
Je hoche la tête, soulagé de voir sa colère se transformer en une froide résolution. "Je n'en attends pas moins de toi, Hugues. Travaillons ensemble pour le bien de Marseille."
Il tend la main, et je la serre fermement. Ainsi, sous la lumière vacillante des chandelles, un accord est scellé. Pour un temps, les eaux troublées de Marseille semblent se calmer, même si je sais que la paix est toujours fragile.
Quelques jours plus tard est célébré mon mariage avec Adalasie. La cathédrale Major est resplendissante en ce jour béni. Les voûtes romanes résonnent des chants grégoriens tandis que la lumière du soleil, filtrée par les vitraux, danse sur les dalles polies. Je me tiens à l’autel, vêtu d’une somptueuse tunique de soie bleu nuit brodée d’or, le cœur battant. À mes côtés, Adalasie, gracieuse et majestueuse dans une robe ivoire rehaussée de broderies argentées, capte l’attention de tous par sa beauté et son port noble.
L’évêque bénit notre union d’une voix solennelle. Ses paroles, empreintes de gravité, résonnent dans l’assemblée composée du gratin marseillais : les Consuls, les grandes familles marchandes, et même les chevaliers croisés de passage. Non loin de l’autel, Hugues des Baux et Barrale, sa femme, affichent un visage protocolaire. Malgré les tensions passées, leur présence symbolise l’unité retrouvée.
La fête qui suit, organisée dans le palais Babon, est tout aussi fastueuse. Les tables débordent de mets délicats : agneaux rôtis, poissons grillés, et vins de Provence. Marie, veuve de Barral et doyenne respectée, joue un rôle central. Par des mots habiles et des gestes calculés, elle orchestre une démonstration d’entente entre Hugues et moi, nous poussant à trinquer ensemble sous les applaudissements. Ce soir, Marseille célèbre plus qu’un mariage : une alliance nouvelle.