Je regagne l’enceinte de la Vicomté, encore troublé par ma confrontation avec Adalasie. Mais il n’y a pas de place pour le sentiment dans la mêlée politique qui m’attend. À peine revenu, je me plonge dans les affaires du gouvernement, l’esprit alourdi par les rumeurs insistantes de guerre. Alphonse II de Barcelone ne se contente plus de menaces : ses manœuvres deviennent pressantes, et les récents affrontements à Aix laissent présager un conflit plus vaste.
Hugues des Baux est le premier à répondre à mon appel. Avec son pas décidé et ce mélange d’irritation et de résolution, il entre dans mes appartements. Nous nous asseyons pour planifier une défense commune.
— Marseille tiendra, assure-t-il, les yeux rivés sur la carte déployée devant nous.
Je connais Hugues : derrière sa confiance apparente, il calcule chaque risque, chaque faiblesse. Ensemble, nous planifions fortifications et mouvements de troupes, mais la tâche s’annonce colossale.
Parmi les nombreuses missives échangées, celle de Guillaume IV de Forcalquier retient particulièrement mon attention. Son style direct et empreint d’urgence témoigne de sa volonté : il ne tolérera plus l’ingérence aragonaise dans ses terres. Il évoque son serment d’indépendance, prononcé à Notre-Dame de Forcalquier après la mort d’Alphonse Ier, et m’exhorte à agir avant que l’impétuosité de Pierre II de Barcelone ne change les rapports de force. Chaque ligne résonne comme un appel à l’action. L’inaction nous perdrait tous, et je ressens l’urgence qu’il tente de transmettre.
Je m’efforce de rassembler mes alliés, mais les réponses tardent. Guilhem d’Ussel laisse entendre un soutien potentiel, mais reste évasif. D’autres se réfugient derrière des formules prudentes, hésitant encore à s’engager pleinement. Leurs calculs m’agacent autant qu’ils m’inquiètent.
Dans ce tumulte, Adalasie m’étonne. De loin, je l’observe superviser les préparatifs pour l’hiver avec une autorité tranquille. Ses gestes sont précis, ses ordres clairs, et les serviteurs obéissent avec un mélange de respect et de crainte. Marie, la seconde épouse de mon frère Barral, l’a formée avec une exigence implacable. Je vois maintenant l’ampleur de son héritage : tout en elle respire discipline et apprentissage. Ce n’est pas une épouse effacée, mais une souveraine dans l’ombre, une alliée précieuse.
Je ressens un mélange de gratitude et d’amertume : comment ai-je pu ignorer cela si longtemps ? Je me promets de m’en montrer digne. Et cette promesse, je ne la trahirai pas.
Les premières neiges blanchissent les collines lorsque Guillaume de Forcalquier répond enfin. Il accepte de m’accorder audience, mais reste vague sur l’étendue de son engagement. Guilhem d’Ussel, de son côté, m’écrit laconiquement : « Les renforts viendront, mais la patience est notre meilleure alliée. » La patience. Un mot qui sonne comme une injure lorsque chaque instant perdu peut coûter des vies.
Le vent de novembre hurle dehors tandis que je fais un dernier tour des fortifications. Les travaux avancent, mais bien trop lentement. Je vois la peur dans les regards, dissimulée derrière des bravades. Je les encourage, mais je sais que seule la première bataille cimentera leur loyauté. Jusqu’alors, chaque geste de ma part sera scruté.
En regagnant mes appartements ce soir-là, j’y trouve Adalasie. Elle m’attend, silencieuse, mais son regard parle pour elle. Je perçois dans ses yeux à la fois un jugement et une lueur d’espoir que je n’avais pas vue depuis longtemps.
— Roncelin, murmure-t-elle enfin, il est temps que tu prennes ta place.
Ces mots résonnent en moi comme une étrange bénédiction. Ils ne suffiront pas à effacer mes erreurs, mais ils me donnent la force d’avancer.
Pour la première fois depuis des années, je me sens prêt à porter ce fardeau.
Enfin, je reçois de bonnes nouvelles de Basile de Macourie. L'élégant homme à la peau noire comme la nuit irradie toujours de bonne humeur, même quand il ne fait qu'écrire. Les commanderies de Saint Victor réparties dans toute la Provence ont fait de bonnes récoltes, les greniers sont pleins. Il en achemine une grande quantité vers Marseille.
Il a aussi pris la peine de former des milices paysannes ainsi que de recruter quelques jeunes chevaliers sans terres qui répondront à son appel quand il sera nécessaire. Ils manquent d'expérience, mais il compte sur Arnulphe le Normand pour leur inculquer les vertus et les savoirs qui leur manquent.
Meilleure nouvelle encore : de notre commanderie de Psalmodie, en Camargue. Entre les sables et la mer, chevaux sauvages et toros en liberté disputent l'espace avec tout ceux qui pour une raison ou une autre se réfugient dans ces terres infestées par les moustiques et donc les maladies. La principale richesse est le sel, l'élevage n'arrive qu'en second. Néanmoins c'est chez les gardiens de troupeaux que se recrute une cavalerie légère habile et manouvrière qui évite les chocs mais sait harceler et mener la "petite guerre" comme jadis les cavaliers Numides d'Hannibal dont on dit que les chevaux barbes sont les ancêtres des petits chevaux blancs du Delta. Équipés de javelots et de boucliers par l'Abbaye, ils en portent l'escarboucle comme signe de reconnaissance. Ils sont habillés de drap de Nîmes teint à la Guède et beaucoup portent de larges chapeaux de feutre.
Et le prieur de Psalmodie, qui jadis, quand il était en croisade, avait commandé des Turcopoles, Se fait fort de les entraîner « à la turque » pour mener cette « petite guerre » de cavalerie légère bien utile sur nos terrains aussi accidentés que ceux de la Terre Sainte.