Le port de Marseille semble presque figé sous la neige qui, tombée à gros flocons durant la nuit, a tenu jusqu’au matin sur les collines environnantes. Près des quais, elle a déjà fondu, mélangée à la boue et aux déchets charriés par les activités incessantes de la ville. L’air, mordant, s’insinue sous les manteaux épaissis de laine, rappelant à chacun que, même ici, le froid n’épargne pas les hivers.
Je chemine vers la salle des consuls, mon état d’esprit aussi lourd que le ciel. Chaque pas écrase la neige salie, produisant un bruit mat qui résonne à mes oreilles. Devant la grande porte de bois, des gardes équipés d’armes rudimentaires nous saluent à peine. Basile de Macourie, à mes côtés, ne cache pas son émerveillement.
— Par tous les saints, de la neige, Roncelin ! murmure-t-il avec une émerveillement enfantin. Je n’en avais jamais vue. On dirait de la farine répandue sur la création divine.
Son visage noir, éclairé par un large sourire, contraste avec le décor hivernal. Mais son enthousiasme ne parvient pas à détendre mes traits. Je lui réponds par un hochement de tête avant de me concentrer sur ce qui m’attend : une négociation serrée avec les consuls. Leur soutien est indispensable, mais je sais d’avance que le prix sera élevé.
Dans la salle, l’atmosphère est tendue. Les consuls se tiennent assis autour d’une longue table de chêne, leurs visages graves. Arnaud de la Serre, mon plus féroce créancier, occupe une place prépondérante, son regard acéré planté dans le mien. Il arbore une tenue sombre, presque austère, qui contraste avec les habits plus colorés des autres notables.
— Seigneur Roncelin, commence-t-il avec un sourire énigmatique, l’hiver est rude, mais les affaires n’attendent pas. Parlons donc de cette dette.
Le ton est glacial, à l’image de la saison. Pendant près de deux heures, nous discutons, marchandons, parfois sur le fil du conflit. Arnaud exige le remboursement d’une somme que je n’ai pas, en échange de quoi il promet d’armer ses marins et de les mettre à la disposition de la ville en cas d’attaque. L’engagement est précieux, mais il m’en coûte de lui concéder des franchises supplémentaires et des aménagements fiscaux.
— La ville a besoin d’hommes, dis-je en pesant mes mots, mais elle a aussi besoin de marchands prospères pour survivre à la guerre. Vos concessions seront justement récompensées.
Arnaud se contente d’un hochement de tête, satisfait d’avoir obtenu gain de cause. Les consuls, eux, affichent un mélange de soulagement et de réprobation. Mais l’essentiel est là : nous aurons les fonds nécessaires pour recruter des mercenaires et renforcer nos défenses.
En sortant de la salle, Hugues des Baux m’intercepte. Son visage, buriné par des années de campagne, est assombri par une préoccupation nouvelle.
— Roncelin, murmure-t-il en s’assurant que personne ne peut l’entendre, j’ai des raisons de croire que Barcelone tente de soudoyer certains de nos alliés.
Il m’explique brièvement que des émissaires aragonais auraient promis des terres et des titres en échange d’une neutralité bienveillante. La nouvelle m’indigne autant qu’elle m’alarme. Chaque jour qui passe rend la situation plus complexe, plus incertaine. Je serre les poings, mais je réprime ma colère. Ce n’est ni le lieu ni le moment.
Plus tard, dans mes appartements, je trouve Adalasie occupée à examiner des étoffes préparées pour l’équipement des troupes. Elle se tient droite, son visage dépourvu d’expression. Elle porte une robe sobre, mais élégante, qui souligne sa stature. Je prends une inspiration et m’avance.
— Adalasie, dis-je d’une voix plus douce que je ne le voulais, j’ai besoin de tes conseils. Sur la gestion des domaines. Et sur bien d’autres choses.
Elle lève les yeux vers moi, surprise mais prudente. Pendant un instant, je crois voir une lueur d’intérêt dans son regard, mais elle s’efface rapidement.
— Je ferai ce qu’il faut, répond-elle finalement, sans chaleur mais avec une réserve qui ne me rebute pas.
Je lui propose alors de superviser les préparatifs. Elle accepte, et je me dis que c’est un pas, minuscule peut-être, mais un pas tout de même vers un terrain commun.
Le lendemain, je me tiens dans la salle haute de la maison de Hugues Jouvençal, riche marchand de Marseille, dont la réputation traverse les mers aussi aisément que ses nefs cabotent le long des côtes. Le soleil, filtrant par les volets entrouverts, joue sur les riches tentures et les coffres de bois sculptés. Jouvençal, un homme aux yeux vifs et à la barbe soigneusement taillée, m’accueille avec une courtoisie mesurée, mais le poids de ses paroles laisse entrevoir l’importance de notre entretien.
« Seigneur Roncelin, dit-il, les temps sont propices à des alliances nouvelles. La région de Nice, sous l’influence du Comté de Vintimille, pourrait bien se ranger à nos côtés. Gênes verrait cela d’un bon œil, car une telle entente servirait leurs intérêts maritimes et commerciaux. »
Je l’écoute attentivement, m’imaginant les ramifications de cette proposition. Jouvençal poursuit avec une assurance qui trahit une longue habitude des négociations.
« Lors de ma prochaine escale dans la région, je me propose de transmettre un message au Comte de Vintimille, Guillaume III. Ce comte a des ambitions sur les hautes vallées au-dessus de Nice, des terres qui, bien que nominalement provençales, ne règlent plus les droits seigneuriaux depuis qu'Alphonse a pris la couronne comtale. »
Je hoche la tête, conscient que ce jeu d’équilibre pourrait renforcer notre position face à la Provence et ses seigneurs détériorés.
« Et que demanderaient Gênes et Vintimille en échange de cette alliance ? », demandé-je en fixant Jouvençal droit dans les yeux.
Il esquisse un sourire calculateur. « Gênes, dit-il, serait satisfaite d'une meilleure coopération avec Marseille pour le transport des croisés et d'accords commerciaux entre nos comptoirs du Levant. Imaginez les profits, Seigneur Roncelin, des négociations fructueuses pour les deux cités. »
J'acquiesce, voyant déjà les routes marchandes se multiplier et les coffres se remplir d’or et de denrées précieuses.
« Quant à Vintimille, ajoute Jouvençal, le Comte Guillaume III aurait besoin d’un soutien tacite pour s’emparer des hautes vallées qu’il convoite. Ce n’est pas Marseille qui payera l’addition de cette expansion, mais l’Aragon. »
Je souris à cette tournure. « En d’autres termes, c’est l’Aragon qui portera le fardeau de cette entente, tandis que Marseille et Gênes en récolteront les fruits. »
Jouvençal incline la tête, satisfait. « Exactement, Seigneur. Une stratégie habile où chacun trouve son avantage. »
Je me redresse, sentant l’importance de l’instant. Cette entrevue pourrait bien décider de l’avenir de Marseille dans ces temps troubles. Avec un sourire déterminé, je tends la main vers Jouvençal.
« Nous avons un accord, Hugues. Transmettez mon message au Comte Guillaume. Que cette alliance soit scellée pour le bien de Marseille. »
Il serre ma main fermement. « Considérez cela fait, Seigneur Roncelin. Que les vents nous soient favorables. »
Et ainsi, dans cette salle haute, se déroule un jeu d’alliances et d’ambitions, préparant le terrain pour des jours de gloire et de prospérité pour Marseille.
Alors que la nuit tombe, je descends dans la cour pour évaluer les progrès. Une silhouette familière m’aborde. Je reconnais Clara, une ancienne maîtresse. Ses yeux sont pleins d’espoirs réprimés, mais je ne peux lui donner ce qu’elle cherche.
— Clara, dis-je doucement, je te suis reconnaissant pour tout ce que nous avons partagé, mais ma vie a pris une autre direction.
Elle baisse les yeux, à peine blessée par ma réponse, et s’éloigne sans un mot. Je la regarde partir, conscient que je ne peux me permettre aucune distraction. Pas maintenant.
La nuit est glaciale, mais je reste là, les yeux tournés vers les collines. Sous la lune, la neige restante étincelle comme de la poudre d’argent. L’hiver est à peine entamé, mais il porte déjà en lui le poids des sacrifices à venir.