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En avril, je fais la rencontre décisive de Pierre de Villiers, que me présente Hugues Jouvençal qui l'a ramené de Terre Sainte sur l'un de ses bateaux.
Simple hobereau de Saintonge, le Vicomte de Villiers s'est signalé en Terre Sainte à la fois par son courage tranquille, son intégrité et son sens stratégique. Un temps chef de la Maison militaire du Comte de Tripoli, il finit par se brouiller avec lui pour de sombres problèmes de soldes payées avec retard à ses troupes. Rendant fièrement ses insignes, il s'est rembarqué pour Marseille. Je lui explique la situation et nous sympathisons immédiatement. Prenant fait et cause pour la ville qui l’accueille triomphalement au bruit de ses exploits, il me propose de rameuter tous les chevaliers croisés présents et les invite à une dernière chevauchée, ensemble.
Assis dans la grande salle de mon domaine, je déplie lentement le dernier message arrivé d’Aix. L’écriture tremblante du scribe reflète l’urgence de la situation : Guillaume de Forcalquier a attaqué les faubourgs de la ville, espérant provoquer une bataille rangée. Mais, faute de soutien, il s’est heurté à des murailles imprenables et à une résistance bien organisée. Sa vengeance s’est abattue sur les campagnes environnantes, dévastant les terres d’alliés locaux des Catalans. Les conséquences sont immédiates : des champs incendiés, des fermes pillées, et une économie fragilisée.
Je serre les poings en lisant les dernières lignes. L’impuissance de Guillaume met en lumière la fragilité de nos alliances. Nous aurions pu lui apporter le soutien nécessaire, mais le silence de Guilhem et l’hésitation de Montpellier nous ont laissés seuls face à une menace grandissante.
Hugues des Baux entre dans la pièce, ses bottes laissant des traces de boue sur les dalles. Il me fixe d’un regard grave.
— Roncelin, commence-t-il sans préambule, des rumeurs circulent. Les Catalans préparent une grande armée. Ils veulent mettre fin à cette rébellion une fois pour toutes.
Je m’adosse à ma chaise, sentant le poids de ces mots s’ajouter à mes préoccupations. Chaque jour qui passe resserre l’étau autour de Marseille. Pour préparer la ville à une attaque, je n’ai d’autre choix que de multiplier les recrutements. Mais les mercenaires sont des hommes durs, indisciplinés, et leurs présences suscitent des tensions avec les milices locales.
Dans la cour, les préparatifs battent leur plein. Des chevaliers croisés, ont été recrutés par Pierre de Villiers et attirés par la promesse d’un passage payé vers la Terre Sainte ou d’une solde pour leur retour. Ils s'ajoutent à des soldats plus modestes recrutés par le Viguier Hugues de Fer. Leurs accents et leurs tenues diffèrent, mais tous partagent le regard de ceux qui vivent de la guerre. Un homme, la barbe hirsute et l’armure cabossée, s’emporte contre un milicien marseillais. Je descends pour calmer la situation avant qu’elle ne dégénère. La tension est palpable.![r11.jpg](http://wookey.hautetfort.com/media/01/02/1287143604.jpg)
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— Seigneur, gronde le mercenaire, vos hommes ne respectent pas les accords. Nous n’avons ni le pain promis, ni le vin.
— Vous serez payés, répondis-je d’un ton ferme. Mais sachez que Marseille n’est pas une taverne où vous pourrez festoyer sans retenue. Gardez à l’esprit que vos vies dépendent autant de votre discipline que de mon or.
L’homme, visiblement contrarié, s’incline légèrement avant de rejoindre ses compagnons. Je laisse échapper un soupir. Gérer ces hommes est un équilibre précaire, un autre défi parmi tant d’autres.
Dans mes appartements, je trouve Adalasie, penchée sur une table où sont étalés des parchemins. Elle ne lève pas les yeux lorsque j’entre, mais son silence est éloquent. Depuis des semaines, elle ménage une distance que je ne sais plus comment franchir. Ses robes simples mais élégantes soulignent une beauté que je n’ose plus lui complémenter.
— Tu devrais te reposer, dis-je doucement.
Elle pose enfin son regard sur moi, froid mais non dépourvu de tendresse.
— Et toi, Roncelin ? Quand as-tu dormi une nuit entière dans ton lit pour la dernière fois ?
Sa remarque pique, mais je ne peux nier la vérité. Depuis des mois, j’ai pris l’habitude de dormir seul, prétextant le travail ou les voyages. Son ton change, devenant plus acéré.
— As-tu repris tes mauvaises habitudes ?
Je déglutis, surpris par sa franchise. Elle m’oblige à une honnêteté que j’avais jusque-là fuie.
— Non, dis-je après une pause. Mais je… Je ne me sens pas digne de toi, Adalasie. Depuis mon enlèvement… Je n’ose plus te forcer à une intimé que tu ne désirerais pas.
Ces mots, à peine murmurés, restent suspendus entre nous. Adalasie, pour la première fois depuis des mois, semble désarmée. Une étincelle de douceur traverse son regard.
— Roncelin, dit-elle avec un soupir, tu n’as jamais eu à me forcer à quoi que ce soit. Si tu veux savoir… reprendre des rapports intimes ne me déplairait pas.
Elle ajoute, avec une légère pointe d’ironie qui me rappelle pourquoi je l’ai tant aimée :
— Et il faut bien penser à la succession, non ?
Un sourire furtif passe sur mes lèvres. Cette conversation, bien que douloureuse, est un premier pas vers une réconciliation. Je me promets de ne plus fuir, de ne plus laisser mes doutes dicter mes actes. Pour Adalasie, pour Marseille, pour tout ce que je veux protéger.
Dehors, les derniers rayons du soleil teintent les collines d’une lumière ocre. L’ombre de l’échec plane encore sur nos projets, mais pour la première fois depuis longtemps, je sens une lueur d’espoir.