Les premiers rayons du soleil, pâles et hésitants, percent à travers les collines boisées autour de Septèmes-les-Vallons. L’air glacé de février transporte une odeur de terre humide et de bois brûlé, mêlée à celle, plus âcre, des campements militaires. Le froid saisit les visages et raidit les membres, mais l’activité fébrile ne faiblit pas.
Je descends de cheval près du poste avancé. À mes côtés, Pierre de Villiers, une main sur la garde de son épée, me fait un signe discret. Depuis des semaines, il parcourt les routes et les ports pour rallier des croisés à notre cause. Grâce à lui, quelques figures marquantes des dernières campagnes en Terre Sainte se tiennent maintenant dans nos rangs.
Adelin de Longueval, surnommé « Le Pèlerin », observe le campement d’un œil critique. Il porte une barbe grisonnante, taillée court, et un surcot de laine simple mais propre. Sa réputation le précède : chevalier pieux, mais inflexible. À ses côtés, Grimoard de Pierrepont ajuste l’armure de Robert de Robersart, dit le Borgne, un colosse au visage marqué par une profonde cicatrice qui traverse un œil mort. Ces hommes ont vu plus de batailles qu’ils n’oseraient en raconter, et leur présence inspire confiance aux miliciens maladroits qui s’entraînent sous l’œil vigilant d’Arnulphe le Normand et de Hugues de Fer.
— Ils apprennent vite, commente Basile de Macourie en s’approchant, les bras croisés sur sa poitrine. Mes paysans ne tiennent pas encore la ligne comme ces chevaliers, mais ils n’ont pas peur du travail.
Je hoche la tête. L’effort est palpable. Les rangs grossissent, et même si la discipline laisse encore à désirer, la détermination est là.
La veille, une attaque près de Gardanne a mis nos défenses à l’épreuve. Alphonse de Barcelone teste nos forces. Ses Ginetes — ces cavaliers légers au style insaisissable — ont frappé rapidement, semant la confusion parmi nos éclaireurs avant de disparaître. Nous avons répondu avec les moyens disponibles : une poignée de chevaliers et une escouade de miliciens mal équipés.
La petite troupe que je menais comptait parmi ses rangs des hommes aguerris comme Jean de Byoncort et Ermengard de Péronne, dit Duquenne, mais aussi des figures plus jeunes et impétueuses comme Robert de Guyon, surnommé le Tempéré, ironie qui n’a échappé à personne.
Les Ginetes, plus nombreux, ont harcelé nos positions, lançant leurs javelots avant de se replier hors de portée. Une tactique frustrante, mais efficace. Plusieurs de mes hommes ont été blessés, et la confusion a failli tourner à la déroute. Ce n’est qu’en ordonnant une charge que nous avons réussi à briser leur formation.
Je me souviens encore de la sensation de mon cheval sous moi, des cris et du fracas des armes. Dans la mêlée, j’ai vu Adelin faucher un cavalier d’un seul coup d’épée, tandis que Grimoard protégeait Robert, déjà blessé à la cuisse. Moi-même, j’ai tenté de frapper, mais les Ginetes esquivaient avec une aisance déconcertante. Leur légèreté sur leurs montures contrastait avec notre équipement lourd.
À la fin, nous avons remporté la victoire, mais elle nous a coûté cher. En regagnant le camp de Septèmes, je ne pouvais m’empêcher de ressentir un mélange de soulagement et d’insatisfaction. L’honneur que l’on m’accordait pour cette charge me semblait immérité.
Adalasie est arrivée ce matin, accompagnée de quelques serviteurs portant des paniers remplis de linge propre et de baumes médicinaux. Elle marche avec assurance parmi les blessés, saluant d’un signe de tête ou d’un mot aimable les soldats qui l’observent avec respect.
Je la regarde à distance, pris d’une étrange admiration. Elle porte une cape de laine doublée de fourrure, pratique mais élégante. Sa chevelure brune est relevée en un chignon soigné, et malgré l’austérité de l’hiver, une certaine chaleur émane d’elle.
Je m’approche, hésitant. Elle est penchée sur Robert de Robersart, qui grimace alors qu’un scribe ajuste un bandage autour de sa cuisse.
— Vous allez guérir, messire Robert, dit-elle avec un sourire franc. Mais vous devrez rester assis quelques jours, au moins pour préserver votre autre jambe.
Le Borgne esquisse un sourire en retour, visiblement touché par cette attention.
Adalasie se redresse en me voyant.
— Roncelin, vous êtes blessé ? demande-t-elle, son regard parcourant mon visage et mon armure.
— Non, je vais bien, répondis-je rapidement. C’est vous… Vous semblez à votre place, ici.
Elle lève un sourcil, intriguée par mon ton.
— C’est mon rôle, dit-elle simplement. Vos hommes ont besoin de soins. Et d’un peu d’humanité.
Je la contemple un moment, frappé par la justesse de ses paroles. Elle n’est plus seulement mon épouse, ni même cette figure distante que j’ai parfois crainte ou incomprise. Elle est devenue une véritable alliée, une présence forte et respectée parmi mes gens.
— Vous faites plus pour ces hommes que vous ne l’imaginez, dis-je finalement.
Adalasie me dévisage, un léger sourire aux lèvres.
— Et vous, Roncelin ? Quand commencerez-vous à leur montrer que vous croyez en vous-même ?
Sa question me déstabilise, mais je n’ai pas le temps de répondre. Un éclaireur arrive au pas de course, essoufflé, portant des nouvelles d’une nouvelle incursion ennemie.
La guerre ne laisse que peu de répit.