La poussière de la bataille retombe à peine que les clameurs de la victoire s'élèvent autour de moi. Les trompes résonnent dans la vallée, proclamant que nous avons tenu bon. Je suis debout, l’épée encore lourde de sang, le souffle court. Le champ de bataille s’étend sous mes yeux : un chaos de corps, de chevaux effondrés et d’armes éparpillées. Dans ce silence relatif après le tumulte, les vivants s’affairent à ramasser leurs morts et à soigner leurs blessés. Mais je reste figé, perdu dans un tourbillon de pensées. Ross le Gallois, Paul du Yorkshire, et tant d’autres visages se superposent dans ma mémoire.
Cliquez pour offrir un café à l'auteur
C’est alors que je l’aperçois. Une silhouette qui court sur le chemin poussiéreux, dévalant les collines. Adalasie. Mon cœur se serre à cette vue, et pour la première fois depuis l’aube, je respire pleinement. Elle traverse les derniers mètres en trébuchant, les joues humides de larmes, et se jette dans mes bras. Je ressens son soulagement, son amour, comme une onde apaisante. « Tu es vivant, Roncelin ! Le ciel a entendu mes prières ! » souffle-t-elle, le visage enfoui contre mon épaule. Je serre son frêle corps contre moi, murmurant des mots que je ne me souviens plus ensuite, tant mon esprit est embrumé.
La nuit venue, nos troupes installent leur camp au pied de la colline des Baux, à une lieue du champ de bataille. La fatigue pèse sur chacun de nous, mais l’allégresse d’être encore debout adoucit un peu le fardeau. Dans le château des Baux, les chefs se réunissent pour un banquet improvisé. La grande salle, où je me trouve à mon tour, est comble. Hugues des Baux, le maître des lieux, a ouvert ses portes à tous : les comtes de Toulouse, de Forcalquier, de Montpellier, ainsi qu’aux chefs des ordres militaires et aux chevaliers qui se sont distingués au combat. Le vin coule à flots, et des moutons repris aux Sarrasins rôtissent autour des feux.
Hugues des Baux prend la parole pour relater les événements du jour. Il évoque l’arrivée décisive des troupes de Forcalquier, qui, parties avant l’aube de Saint-Rémy, ont traversé des sentiers escarpés pour rejoindre le château sans se faire repérer. Cette stratégie audacieuse leur a permis de prendre par surprise les flancs des Sarrasins, affaiblissant leur position. Mais le Comte de Forcalquier raconte aussi une découverte qui a marqué ses hommes : ils ont dû affronter des combattants à la peau d’ébène, vêtus de noir, qui formaient une redoutable phalange.
Diogo, un chevalier marseillais blessé au combat, intervient d’une voix faible. « La Garde Noire, » explique-t-il, « les meilleurs hommes de l’émir. J’ai combattu à leurs côtés autrefois, avant de trouver la foi du Christ et de me joindre à Marseille. Ce sont des guerriers disciplinés, soudés comme un mur. Leurs lances repoussent les charges de cavalerie, et leurs javelots frappent avec une précision mortelle. » Ses mots sèment un silence lourd dans la salle. Même dans la victoire, le souvenir de ces adversaires nous glace.
Ces redoutables soldats n’ont commencé à fléchir que lorsqu’ils ont été pris à revers par les chevaliers des ordres monastiques. Après avoir vaincu leurs propres adversaires, ces derniers ont contourné le champ de bataille pour attaquer les arrières de la Garde Noire. Leur résistance héroïque n’a pu empêcher leur déroute, mais leur mémoire reste gravée dans nos esprits.
Plus tard dans la soirée, Guilhem, troubadour de Toulouse, s’avance avec sa vielle. Accompagnant son chant, il conte en vers occitans la journée des Toulousains. Leur arrivée tardive sur le champ de bataille s’explique, apprend-on, par une garnison sarrasine retranchée dans la commanderie templière de Saint-Étienne de Laurade. Ils ont dû assiéger ces fortifications avant de pouvoir nous rejoindre.
« C’est grâce à Régis de Comolas, l’homme aux gestes sûrs et aux paroles mesurées, et au jeune Enzo d’Arbor, dont la fougue illumine ses cheveux d’or, que les remparts ont cédé, » chante Guilhem. Son récit captive l’assemblée, même si une ombre de regret flotte parmi les Toulousains, conscients d’avoir manqué le cœur de la bataille. Je prends la parole pour apaiser leurs craintes : « Vous avez contenu des ennemis qui auraient pu nous écraser si vous les aviez laissés libres. Votre victoire est aussi la nôtre. »
Dans une aile plus calme du château, les blessés sont soignés par des mains dévouées. Adalasie, infatigable, circule parmi eux, posant des linges humides sur les fronts fiévreux, appliquant des onguents sur des plaies profondes. La lumière vacillante des torches illumine son visage marqué par l’effort, mais elle ne se plaint jamais.
Quand elle me rejoint après le souper, je suis assis près d’un feu, les pensées lourdes. Les visages de mes compagnons tombés dans la journée ne cessent de revenir. Ross le Gallois, Paul du Yorkshire... des frères d’armes arrachés à la vie dans une furie aveugle. « Tant d’hommes, » dis-je, la voix brisée. « Tant de vies brisées pour cette terre. »
Adalasie s’agenouille près de moi, ses mains fraîches contre mes joues. « Ils sont morts en héros, Roncelin, » murmure-t-elle. « Ils reposent dans la lumière de Dieu. » Mais je secoue la tête. Ni gloire ni foi ne peuvent apaiser la douleur d’une perte aussi vive. Voyant mon tourment, elle passe ses bras autour de moi, m’attirant contre elle. Son étreinte, douce et ferme, finit par faire taire les voix dans ma tête. Peu à peu, je sens le sommeil m’emporter, bercé par sa présence apaisante.
Au matin, le soleil se lève sur une vallée encore marquée par les stigmates de la bataille. Mais dans nos cœurs, une étrange paix s’est installée. Nous savons que la guerre est loin d’être terminée, mais cette victoire, aussi coûteuse soit-elle, nous donne l’espoir nécessaire pour avancer. Le chemin est encore long, mais pour l’instant, nous savourons cette parenthèse de triomphe, portés par la fraternité forgée dans le sang et les prières.