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Chapitre 2.8 : "L'Épine dans la Plaie"

EHK 14 garde-de-palais-nubien-pe75071.jpgLa lumière du printemps peine à adoucir la douleur qui habite nos cœurs. Diogo n’a pas survécu à ses blessures. J’apprends sa mort à l’aube, lorsqu’un écuyer vient m’annoncer la nouvelle. Je me rends sans tarder à la tente des blessés où repose son corps. Ses traits, autrefois empreints d’une force tranquille, sont désormais figés dans un calme irréel. À ses côtés, Basile de Macourie pleure en silence, ses larges épaules secouées par des sanglots. Je m’approche, posant une main sur son bras. Il lève les yeux vers moi, et dans son regard, je vois une rage froide et une douleur dévorante.

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— S’ils avaient bougé un doigt, s’ils n’avaient pas resté les bras croisés à Arles… Diogo serait encore en vie, Roncelin.

Je ne trouve rien à répondre. Il a raison. La garnison d’Arles, sous contrôle aragonais, a refusé de soutenir nos troupes. Ce silence complice a coûté cher : des hommes comme Diogo, qui méritaient de vivre, ont payé le prix de leur indifférence.

Basile poursuit, sa voix tremblante :

— Tu savais, Roncelin ? Il avait été enlevé par les Maures. Un enfant arraché à sa famille, vendu comme esclave-soldat. C’est là-bas qu’il a appris à manier l’épée. Des années de servitude... Et il s’est évadé. On ne sait comment, mais il a trouvé refuge à Marseille, où l’évêque Rainier en personne l’a baptisé.

Je hoche la tête.

— Hugues Jouvençal l’a pris sous son aile. Il l’a engagé comme garde du corps, avant de le recommander au viguier de Marseille. C’est comme ça qu’il a rejoint nos rangs.

Basile détourne le regard, la mâchoire crispée.

— Nous nous sommes liés d’amitié ces dernières semaines. Lui et moi… nous étions pareils, tu comprends ? Tous deux rejetés, tous deux marqués par notre couleur. Maintenant, il est parti. Et je ne trouverai de paix que lorsque j’aurai vengé sa mort, quitte à verser le sang des Aragonais.

Je pose ma main sur son épaule, mais je sais que mes paroles ne suffiront pas.

— La vengeance n’apaisera pas ta peine, Basile. Elle ne ramènera pas Diogo.

Il se dégage brusquement, son regard brûlant de détermination.

— Peut-être pas, mais elle m’aidera à vivre avec.

Quelques jours plus tard, l’Église impose une « trêve de Dieu », interdisant tout affrontement entre chrétiens sous peine d’excommunication. Une pause forcée dans cette guerre fratricide. Les Aixois, d’abord réticents, laissent finalement passer les hommes de Forcalquier par la route de Mirabeau, plus courte mais également plus risquée.

Laugier d’Agoult, le chevalier de Forcalquier surnommé le Loup Bleu, me raconte cette étrange période lors d’une visite à Marseille.

— Figure-toi, Roncelin, que certains Aixois, liés à nous par des liens de mariages ou des alliances anciennes, sont venus festoyer avec nous. À Venelles, le maître des lieux a même organisé un grand banquet pour remercier nos hommes d’avoir repoussé les Sarrasins.

Je hausse un sourcil, sceptique.

— Et ils ont critiqué l’inaction d’Alphonse ?

Laugier secoue la tête avec un sourire amer.

— Bien sûr que non. Ils se gardent bien de mordre la main qui les nourrit.

Son récit me fascine. Une trêve imposée par l’Église, mais qui ne masque qu’à peine les tensions sous-jacentes. Une paix fragile, prête à éclater au moindre incident.

Et c’est exactement ce qui se produit une semaine après Pâques. Les escarmouches reprennent le long de la Durance, opposant les Alpins et les Aragonais. Aucun des deux camps n’ose s’attaquer directement aux châteaux qui jalonnent les rives du fleuve, mais les accrochages sont fréquents. Chaque jour, des hommes rentrent blessés ou ne rentrent pas du tout.


Dans ce contexte tendu, Adalasie et moi tentons d’obtenir le soutien des ordres militaires. Nous savons que leur intervention pourrait changer la donne. Mais le Maître du Passage reste inflexible.

— Le pape lui-même nous a félicités pour notre rôle à Fontvieille, nous dit-il. Mais il a également donné des instructions claires : nous devons rester neutres dans les querelles politiques locales.

Adalasie insiste, essayant de jouer sur la corde émotionnelle.

— Ce ne sont pas des querelles locales, mais des vies humaines en jeu !

Le Maître secoue la tête, impassible.

— Nos ordres viennent de Rome. Je ne peux les transgresser.

Adalasie sort furieuse de cette entrevue. Je la suis, essayant de la calmer.

— Il ne veut pas risquer de diviser l’Ordre, dis-je.

Elle me fusille du regard.

— Et combien d’hommes devront mourir avant qu’ils agissent ?

Je n’ai pas de réponse à lui offrir.


Les divisions parmi les croisés se font de plus en plus évidentes. Pierre de Villiers, jusque-là chef incontesté, perd des soutiens. Une partie des croisés considère que leur devoir s’est achevé avec le départ des Sarrasins. Ceux-là quittent Marseille pour rentrer chez eux, laissant derrière eux une force amoindrie.

Dans ce vide de pouvoir, Laurent de Hennencourt se fait élire chef des croisés, non sans opposition. Mais les hommes qui restent sont les plus remontés contre les Catalans, qu’ils accusent ouvertement de traîtrise. L’atmosphère est électrique.

PPourtant, avec dignité, Villiers s'incline et se met sous ses ordres.
« Ma parole est d'airain, Roncelin, » me dit-il. « Je vous ai promis de vous soutenir et je le ferai jusqu'au bout de mes forces. Mes conseils de modération ont toujours été désintéressés, quoi qu'on en dise. »

Et, dans les jours qui suivent, Villiers tient parole. Il accepte sans discuter l'autorité d'Hennencourt et se concentrant sur l’entraînement des plus jeunes chevaliers, ceux qui, en route pour la Terre Sainte, offrent leur épée à Marseille en échange d'un transport maritime.

Villiers s’investit corps et âme dans sa tâche. Chaque matin, il mène ces jeunes chevaliers à l’entraînement, leur enseignant l’art du maniement de l’épée, le maintien du bouclier et les tactiques de groupe. Il est un maître dans l'art de diriger son cheval avec les mains occupées par les armes. Sous son regard sévère mais juste, ils apprennent à tenir leur formation sous la pression, à charger sans hésitation, et à parer avec discipline.

« Plus votre discipline sera grande ici, moins vos vies seront en danger sur le champ de bataille, » répète-t-il, sa voix résonnant à travers la cour du fort.

Ces journées sont rythmées par le fracas du métal, les cris d’effort, et les conseils aiguisés de Villiers. Malgré son retrait des décisions stratégiques, il devient un pilier de l’effort collectif. Même les chevaliers les plus sceptiques à son égard ne peuvent nier l’expérience qu’il transmet et le respect qu’il inspire.

Un soir, après une journée d’exercices particulièrement éprouvante, Villiers me rejoint au coin d’un feu. Les ombres des flammes jouent sur son visage, révélant une fatigue qu’il dissimule habilement en public.

« Roncelin, » commence-t-il d’une voix grave, « le fer et le sang forgent des chevaliers, mais ce sont les choix moraux qui définissent les hommes. »

Intrigué, je lui demande de préciser sa pensée.

« Nous sommes ici pour une cause noble, et pourtant, nous sommes déchirés par des querelles intestines. Si nous nous battons les uns contre les autres, que vaudra notre victoire contre les Sarrasins ? »

Je hoche la tête, partageant ce dilemme, mais conscient que la paix entre les factions reste précaire.




Au milieu de cette effervescence, Bernard d’Aspremont part pour Nice avec une mission cruciale : rallier les nobles de la région à notre cause. Nice, ville sous influence génoise, occupe une position stratégique. Et Gênes, alliée commerciale de Marseille, pourrait jouer un rôle décisif dans les négociations.

Les jours passent, rythmés par des réunions, des disputes et des escarmouches. Les tensions montent, mais une chose est claire : la guerre contre les Aragonais ne peut être évitée.


Un soir, alors que je suis seul dans mes quartiers, je repense à Diogo. Son visage revient sans cesse dans mes pensées. Je me demande si nous aurions pu faire quelque chose pour le sauver. Aurions-nous dû attaquer Arles, malgré la trêve ? Aurions-nous dû insister davantage auprès des ordres militaires ?

Adalasie entre, un parchemin à la main.

— Une lettre de Bernard, dit-elle en me tendant le document.

Je le lis rapidement. Bernard rapporte que les nobles de Nice sont réticents, mais sensibles à l’influence de Gênes. Il pense pouvoir les rallier à notre cause, à condition que Marseille renforce ses échanges commerciaux avec la cité génoise.

Je soupire. Chaque avancée semble se faire à un prix élevé.

Adalasie pose une main sur mon épaule.

— Nous y arriverons, Roncelin.

Je lève les yeux vers elle, cherchant un espoir dans son regard.

— Et si nous échouons ?

Elle esquisse un sourire triste.

— Alors nous nous relèverons. Comme nous l’avons toujours fait.


Les mois d’avril et de mai s’écoulent ainsi, entre incertitudes et luttes incessantes. La guerre semble inévitable, mais la foi et la détermination continuent de nous guider. Pour Diogo, pour Basile, pour tous ceux qui ont sacrifié leur vie, nous ne pouvons abandonner. Le chemin est encore long, mais nous marcherons, coûte que coûte.

 

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