Les jours s’allongent et le soleil du mois de juin dévore les campagnes provençales. Pourtant, l’éclat des moissons en devenir contraste avec les nouvelles sombres qui nous parviennent. Les liaisons avec Forcalquier se font de plus en plus ardues. Les messagers parlent de routes peu sûres, de villages abandonnés et de champs incendiés. Non seulement la campagne aixoise est à feu et à sang, mais la rive nord de la Durance souffre également de raids sporadiques. Chaque coup de main, chaque escarmouche laisse des traces indélébiles sur une région déjà éprouvée.
Cliquez pour offrir un café à l'auteur
Nous recevons des nouvelles que les récoltes sont gravement perturbées par les combats. Pourtant, il est ironique de constater que la guerre elle-même souffre des travaux des champs. De nombreux chevaliers quittent les lignes pour rentrer sur leurs terres et prêter main-forte à leurs serfs ou, à tout le moins, protéger leurs domaines des exactions adverses. D’un camp comme de l’autre, les forces armées peinent à se mobiliser. Les troupes à pied sont encore plus difficiles à réunir. Cette accalmie forcée pourrait jouer en notre faveur, mais elle ralentit également nos plans.
En revanche, les nouvelles venant de la mer nous redonnent espoir. Les marchands génois rapportent une mobilisation notable à Nice. Une force considérable se préparerait à traverser le Var et à marcher vers Marseille par les plaines de l’Aille et de l’Arc. Si ces renforts parviennent à temps, nous pourrions espérer une offensive majeure avant que l’été ne soit trop avancé.
Je réunis conseil dans la grande salle du château avec Hugues des Baux, Laurent de Hennencourt et Pierre de Villiers. Autour de la table, les mines sont graves, mais une détermination palpable anime chacun de mes compagnons. Nous savons que l’heure est venue de prendre des décisions audacieuses.
Les messagers envoyés à Saint-Gilles pour joindre Comminges ainsi qu’à Forcalquier et à Nice doivent coordonner nos efforts. Mais l’urgence commande que nous décidions rapidement de notre stratégie. Hennencourt propose un plan ambitieux, presque désespéré : Forcalquier devrait traverser la Durance très en amont, juste après son confluent avec le Verdon, pour se porter sur Ginasservis, puis Barjols et enfin Brignoles. Là, ils feraient leur jonction avec les forces niçoises. Ensemble, ils traverseraient les collines pour atteindre la vallée de l’Arc au niveau de Saint-Maximin. Leur flanc sud serait protégé par les commanderies de l’abbaye de Saint-Victor tenant la Sainte-Baume et Gémenos.
Pendant ce temps, il reviendrait aux forces marseillaises, baussenques et toulousaines de prendre Arles par la force afin de sécuriser définitivement nos communications avec le Languedoc. Une fois ces deux grandes armées rassemblées, nous nous porterions en toute hâte sur Aix pour tenter d’en finir. Si nous échouons à prendre la ville, nous chercherions à livrer bataille sous ses remparts avant que les problèmes de ravitaillement ou les obligations vassaliques ne nous affaiblissent irrémédiablement.
Villiers, en homme pragmatique, soulève une objection. « Le plan est audacieux, mais il présente une faiblesse majeure : certains vassaux sont déjà à la moitié de leurs engagements féodaux. Le moindre retard pourrait provoquer des défections massives avant que nous n’ayons pu obtenir une décision par les armes. »
Hennencourt, toujours sage et mesuré, admet la validité de cet argument. Il rend hommage à la clairvoyance de Villiers et lui demande s’il a une autre solution à proposer. Villiers, après un long silence, avoue qu’il n’en a pas. Pourtant, avec une fierté contenue, il déclare : « Bien que je ne croie pas en ce plan, n’ayant pas d’alternative, je ferai mon devoir jusqu’à la mort si nécessaire. »
Ces mots simples touchent Hennencourt au cœur. Il se lève, contourne la table et prend Villiers dans ses bras. « Mon ami, pardonnez-moi si j’ai paru douter de votre loyauté. Vous êtes un chevalier de grand cœur, et je ne l’oublierai jamais. »
Dans les jours qui suivent, les premiers messagers sont dépêchés vers Forcalquier, Nice et Saint-Gilles. Les espions continuent de rapporter des nouvelles des lignes ennemies, mais les informations sont fragmentaires. Nous savons que les aixois éprouvent les mêmes difficultés que nous à mobiliser leurs forces. Cela nous donne un sursis, mais nous devons agir vite avant que la situation ne bascule à nouveau en leur faveur.
En attendant, l’atmosphère à Marseille est lourde d’anticipation. Les chevaliers résidents passent leurs journées à s’entraîner ou à superviser les recrues qui affluent dans la ville. Aux jeunes en partance pour la Terre Sainte s'ajoutent les croisés de retour de pèlerinage bloqués dans la ville par les combats qui rendent les routes peu sures. Les deux groupes, au début méfiants, se mêlent désormais et apprennent à manœuvrer ensemble.
Pendant ce temps, je m’attelle à organiser le ravitaillement. Marseille, avec ses entrepôts et ses marchés, peut fournir des vivres à nos armées, mais la logistique est un défi constant. Chaque barque chargée de blé ou de vin est une victoire contre les déficiences de nos routes terrestres. Je m’émerveille de la résilience de nos marchands et de nos paysans, qui continuent de travailler malgré les dangers omniprésents. L'aide de Gènes est précieuse, mais elle n'est pas gratuite.
Nous savons tous que l’avenir de cette guerre repose sur un fragile équilibre. Si Forcalquier et Nice parviennent à joindre leurs forces et si Marseille s’assure le contrôle d’Arles, alors peut-être pourrons-nous espérer une victoire décisive. Mais si l’un de ces maillons faiblit, notre cause pourrait échouer. Je prie pour que nos stratèges aient vu juste et que la Providence veille sur nous dans ces heures incertaines.
Ainsi, juin avance, et avec lui l’imminence des batailles à venir. Chaque jour nous rapproche de l’heure où les armes parleront, et où le destin de la Provence sera scellé. Nous sommes prêts à relever ce défi, unis par la foi, l’honneur et l’espoir d’une paix durable. Mais dans nos cœurs, une seule question demeure : serons-nous à la hauteur de l’épreuve qui nous attend ?
Le jour a été long, marqué par une nouvelle réunion stratégique avec nos alliés. Tandis que le soleil décline, projetant sur le camp des lueurs dorées, je m’accorde un moment de répit dans ma tente. C’est alors qu’Élie arrive, le visage tiré par la fatigue mais animé par cette énergie fiévreuse qui semble être sa marque.
« Roncelin, puis-je vous parler ? » demande-t-il en s’inclinant légèrement, comme s’il voulait adoucir l’audace de son intrusion.
Je l’invite à entrer et à s’asseoir. « J’imagine que ce n’est pas pour discuter de stratégie militaire, Élie. »
Il esquisse un sourire rapide, mais son sérieux reprend immédiatement le dessus. « Non, seigneur. Cela concerne mes recherches… ou plutôt mes échecs. »
Intrigué, je l’observe tandis qu’il déploie ses frustrations avec un mélange d’amertume et de détermination. « J’ai passé ces dernières semaines à explorer les archives de Saint-Victor et des monastères voisins, mais les choses ne se passent pas comme je l’espérais. »
« Que voulez-vous dire ? »
Il pousse un soupir, passant une main lasse sur son front. « Il y a des obstacles, Roncelin. Pas des murs évidents, mais des portes qui se ferment trop vite, des moines qui détournent la conversation, des documents introuvables alors que je sais qu’ils devraient exister. Je ne sais pas si c’est de la simple négligence, une volonté de protéger certains secrets, ou même des sabotages subtils. »
Je fronce les sourcils. « Vous pensez qu’ils vous cachent des choses volontairement ? »
« C’est possible. Peut-être jugent-ils mes recherches trop dangereuses ou craignent-ils ce que je pourrais découvrir. » Il marque une pause, son regard se perdant dans un point indéfini de la tente. « Quoi qu’il en soit, la piste Lazare n’a rien donné de concret. Je croyais pouvoir trouver des preuves tangibles, mais tout m’échappe. »
Je sens sa frustration, mais je devine aussi une ténacité inébranlable. « Et maintenant ? »
« J’ai appris une chose intéressante malgré tout. Pendant que Lazare évangélisait Marseille, Maximin, qui était arrivé avec lui, Marie Madeleine et les autres Saintes Femmes, avait tenté de créer une cellule chrétienne à Aix. Si mes intuitions sont justes, il doit exister des traces de ses efforts là-bas, dans les archives de l’évêché. Mais… »
« Mais quoi ? »
« Mais la guerre m’en empêche. Tant que nous sommes retenus ici, je ne peux pas partir pour Aix. En attendant, je dois étayer les traditions provençales sur les Saintes Maries. Il y a trop de légendes fragmentaires qui entourent leur passage. Je suis convaincu que certaines d’entre elles pourraient nous révéler bien plus que ce que nous croyons. »
Je le regarde en silence. Cet homme est prêt à défier non seulement les scepticismes des moines, mais aussi les obstacles matériels, les guerres et le temps lui-même, pour donner à nos terres une place dans l’histoire sacrée.
Il se lève soudain, ses gestes précipités trahissant son impatience. « Après la bataille, je partirai pour Psalmodie. On dit que là-bas, les légendes des Saintes Maries se transmettent encore oralement. Si je peux recueillir ces récits, peut-être pourrais-je avancer un peu avant de m’attaquer aux archives d’Aix. »
Je hoche la tête, impressionné malgré moi par son acharnement. « Faites ce que vous avez à faire, Élie. Mais prenez garde : certaines vérités attirent des ennemis que l’on ne soupçonne pas. »
Il sourit, mais ce sourire n’a rien de chaleureux. « Je le sais, Roncelin. Mais parfois, ce sont les vérités qui nous choisissent, pas l’inverse. »
Sur ces mots, il quitte ma tente, me laissant à mes réflexions. Élie poursuit une quête presque aussi sacrée que nos croisades, mais les batailles qu’il mène sont d’une nature bien différente. Une partie de moi admire son courage, tandis qu’une autre, plus pragmatique, se demande où tout cela va le conduire… et si nous serons encore là pour voir les fruits de ses efforts.
La nuit de la Saint-Jean apporte avec elle un souffle de renouveau et de liesse. Après les agapes et les danses autour des feux de joie, je retrouve Adalasie dans le calme de nos appartements. La clarté douce des étoiles se mêle à la lueur vacillante des torches encore allumées dans la cour. La chaleur de l'été enveloppe la nuit et, dans cette atmosphère empreinte de magie, nous partageons un moment de tendresse comme seuls en offrent ces instants volés à l'agitation du monde.
Mais après cet élan d'intimité, une ombre se glisse dans nos pensées. Adalasie murmure, presque hésitante : « Pourquoi n'avons-nous pas encore d'enfant, Roncelin ? » Sa voix trahit une inquiétude que je partage, bien que je n'en aie jamais fait mention. Nous avons fait l'amour régulièrement depuis, tu sais, que nous nous sommes parlés, et pourtant, la bénédiction d'une descendance tarde à nous être accordée. Serait-ce un signe de la colère divine ? Un péché non confessé qui nous condamnerait à demeurer stériles ?
Ces questions nous tourmentent. Dieu me punirait il d'avoir renoncé à mes vœux monastiques ? Ou pour mes erreurs de jeunesse ? Pour apaiser nos âmes, nous décidons d'intensifier nos prières. Je propose également un pèlerinage à la Sainte-Baume, sanctuaire où tant de miracles ont été rapportés. Peut-être que là-bas, en implorant humblement Marie-Madeleine, nous obtiendrons la grâce que nous espérons tant.