Juillet déploie son soleil implacable sur les plaines et les eaux miroitantes du Rhône, rendant chaque jour du siège plus éprouvant pour les hommes et les bêtes. Arles, avec ses remparts puissants et ses tours surveillant les alentours, résiste avec l’opiniâtreté d’un lion acculé. La cité est un verrou qu’il nous faut briser pour sécuriser les communications entre les Baux, Marseille, et Toulouse. Bertrand de Comminges, arrivant avec ses forces toulousaines, a franchi le Rhône à hauteur de Beaucaire et Tarascon, une opération audacieuse qui nous ouvre la voie pour lancer l’assaut.
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Les premières semaines du siège sont marquées par une frustration croissante. Les Marseillais, répondant à notre appel, renforcent nos lignes, mais les défenses d’Arles tiennent bon. Chaque tentative de sape ou d’assaut contre les murs se heurte à une résistance acharnée, et les jours s’allongent en une suite de revers. Nos troupes, fatiguées par la chaleur et le manque de vivres, commencent à murmurer. Certains chevaliers, liés à leurs obligations féodales, envisagent déjà de rentrer. La solidarité entre Toulousains, Marseillais, et Baussenques s’effrite sous la tension.
Adalasie, ma précieuse Adalasie, prend alors les choses en main. Déterminée à soutenir nos efforts, elle quitte le camp, accompagnée d’un petit détachement, pour négocier avec les marchands et les paysans des environs. Avec son charme et sa ténacité, elle parvient à obtenir un convoi de vivres destiné à nos troupes. Lorsqu’elle revient, le soir même, avec des chariots chargés de blé, de vin et de viande séchée, un élan d’enthousiasme traverse le camp.
Je l’observe avec admiration. « Tu es la lumière dans nos ténèbres, » lui dis-je alors qu’elle descend de cheval, couverte de poussière mais radieuse de fierté. Elle répond avec un sourire énigmatique, presque moqueur : « Ce siège ne se gagnera pas qu’avec des épées, Roncelin. Parfois, un peu de diplomatie vaut mieux qu’un trébuchet. »
Les semaines passent, et nous devons faire face à une autre difficulté : le ravitaillement d’Arles par le Rhône. Les Catalans, fidèles au roi Alphonse et à leurs alliés provençaux, profitent de la voie fluviale pour soutenir la ville. Chaque bateau chargé de blé ou de vin qui atteint les quais d’Arles prolonge la résistance des assiégés.
C’est alors que la flotte marseillaise, renforcée par des navires génois, entre en action. Leurs galères agiles et bien équipées bloquent le fleuve en aval, coupant toute possibilité d’approvisionnement. Peu à peu, la cité s’asphyxie. Les rapports de nos espions sont clairs : la famine commence à faire son œuvre entre les murs.
Un matin, alors que l’air est déjà lourd de chaleur, un messager arrive sous drapeau blanc. Il est porteur d’une proposition du commandant catalan d’Arles, un homme d’expérience et de parole, appelé Ramon de Cervera. Ramon offre de rendre la ville sans combat, à condition que lui et ses hommes puissent partir en sécurité pour rejoindre Aix, où Alphonse rassemble ses forces avec les derniers nobles provençaux restés fidèles.
La nouvelle provoque une onde de choc dans notre camp. Une réunion de commandement est convoquée dans l’urgence.
Autour de la table, les opinions divergent violemment. Pierre de Villiers, fidèle à son sens pratique, plaide en faveur de l’accord. « Arles est un nid de guêpes que nous ne pouvons nous permettre de perdre plus de temps à conquérir, » argue-t-il. « Chaque jour passé ici nous éloigne de l’objectif final : Aix. Si nous retardons davantage, nous risquons de perdre nos vassaux à cause de la fin de leur service féodal. »
Adalasie le soutient avec calme, mais fermeté. « Laisser partir Cervera est une concession mineure, comparée à ce que nous avons à gagner. Il faut penser à la campagne dans son ensemble, pas à des rancunes personnelles ou à l’honneur mal placé. »
Face à eux, Guillaume des Baux fulmine. « C’est une capitulation sans gloire ! » tonne-t-il. « Nous avons déjà trop cédé à nos ennemis. Accepter ces conditions, c’est montrer notre faiblesse. »
Laurent de Hennencourt et Bertrand de Comminges, d’accord pour une fois, appuient cette position. « Si nous laissons Cervera rejoindre Aix, c’est renforcer l’armée d’Alphonse, » prévient Hennencourt. « Un ennemi affamé est un ennemi faible. Laisser partir ces hommes, c’est leur redonner une chance de nous nuire. »
Les débats s’éternisent, la tension monte, et il devient évident que nous risquons de nous diviser. C’est alors qu’Hugues de Fer, homme d’une rare sagesse, prend la parole. Sa voix grave impose le silence.
« Nous avons tous raison, à notre manière, » commence-t-il. « Mais la vérité est que le temps joue contre nous. Chaque jour passé ici affaiblit nos forces. Les vassaux sont déjà au bord de la rupture. Si nous restons plus longtemps, ils rentreront chez eux, et cette campagne sera perdue. »
Son argument fait mouche. À contrecœur, même Guillaume des Baux et Hennencourt finissent par céder. Un compromis est trouvé : nous acceptons les termes de Cervera, mais exigeons qu’il quitte Arles dans les trois jours, sans autres armes que celles qu'ils peuvent porter, sans chariots ni provisions.
Deux jours plus tard, nous assistons à une scène mémorable. Sous un soleil de plomb, les portes de la ville s’ouvrent, et les soldats catalans, épuisés et affamés, défilent en silence devant nos lignes. Ramon de Cervera, à cheval, mène sa troupe avec une dignité qui force le respect.
« Il est un homme d’honneur, » murmure Adalasie à mes côtés. Je ne peux qu’acquiescer.
Alors que les troupes arlésiennes quittent la ville, la population observe en silence, une émotion mélangée de soulagement et de méfiance. Je salue Ramon d'un signe de tête. « Adéu, Ramon. Que la paix te soit douce.» Il répond avec un sourire triste avant de s'éloigner.
C'est alors qu'un noble catalan s'avance vers moi. Son port est droit, ses épaules larges, et son regard fixe le mien sans ciller. « Sire Roncelin, puis-je vous parler en privé ?» demande-t-il d'une voix profonde et assurée.
« Bien sûr, à l'écart,» réponds-je, intrigué par sa démarche.
Nous nous éloignons de la foule et trouvons un coin tranquille sous un porche. L'homme se présente : « Je suis Tirso Codera. Je vous apporte des informations qui pourraient vous intéresser.»
Son visage est marqué par des traits nets : une peau mate claire, des cheveux bruns foncés coupés ras, un front haut et des yeux gris acier. Une détermination froide se mêle à une bonté sous-jacente. Il porte un écu gironné d'or et de gueules sur une tunique blanche, symbole de son lignage.
« Que puis-je pour vous, Sire Tirso ?»
« J'ai appris quelque chose de troublant,» commence-t-il. « Il y a quelques mois, l'un des mercenaires catalans, un Maure nommé Rashid Al-Khalfioui, a joué un rôle douteux dans la décision des Arlésiens de ne pas porter secours à Marseille lors des combats contre les Sarrazins.»
Je fronce les sourcils, intrigué par ces révélations. « Continuez.»
« Rashid a plaidé contre toute intervention auprès des Arlésiens, affirmant que leurs intérêts étaient de rester neutres. Moi, je soutenais qu'une entente temporaire entre chrétiens était nécessaire pour faire face à la menace commune. Mais Ramon de Cervera a tranché en faveur du Maure, prétextant qu'il était là pour défendre les intérêts du Roi d'Aragon uniquement, bien que ce même Roi soit aussi Comte de Provence.»
Il s'arrête un instant, son regard brillant d'indignation. « En tant que Comte de Provence, il aurait dû protéger ses vassaux contre un ennemi commun, qui plus est un infidèle et esclavagiste.»
Je ressens la colère et la frustration dans sa voix. « Et que voulez-vous de moi, Sir Codera ?»
« Rashid Al-Khalfioui s'est moqué publiquement de ma position, me traitant de naïf politique. Je ne peux laisser cet affront impuni. Je vous offre mes services, Roncelin. Laissez-moi vous aider à consolider vos forces. Ensemble, nous pourrons laver cet affront et rétablir l'honneur de nos terres.»
Je l'observe un moment, pesant ses paroles. Tirso Codera dégage une force tranquille, un mélange rare de bonté et de détermination. « Votre proposition est noble, et votre cause juste. Je vous accepte à mes côtés, Tirso. Nous combattrons ensemble pour la justice et l'honneur.»
Un sourire s'étire sur ses lèvres. « Merci, Roncelin. Ensemble, nous ferons face à tous les ennemis, extérieurs comme intérieurs.»
Ainsi, sous les derniers rayons du soleil d'Arles, une nouvelle alliance se forge. Tirso Codera devient un allié de poids, et je sens que son arrivée marquera un tournant dans notre lutte pour l'honneur de la Provence.
Une fois Arles entre nos mains, l’enthousiasme renaît. Les communications sont enfin sécurisées, et nous pouvons envisager la suite de la campagne. Cependant, je sens en moi un mélange de soulagement et d’appréhension. Chaque bataille gagnée nous rapproche d’Aix, mais le prix à payer devient de plus en plus lourd.
Alors que nous levons le camp pour rejoindre les Alpins et les Niçois qui se concentrent vers Brignoles, je ne peux m’empêcher de jeter un dernier regard sur Arles, cette ville qui a failli briser notre unité. Si la victoire nous appartient pour l’instant, les défis à venir sont immenses.
Dans mon cœur, une prière monte : que Dieu nous accorde la force de poursuivre cette campagne et la sagesse de faire les bons choix, pour le bien de nos terres et de nos âmes.