30 juillet 1200 – Château de Trets
Il était midi passé lorsque Bernard d'Aspremont fit son entrée dans la grande salle du château de Trets. Mon cœur se serra en voyant son visage fatigué, ses traits marqués par la poussière et les longues nuits sans sommeil. Mais son pas était ferme, et ses yeux, brûlants de détermination, trahissaient l’énergie indomptable de notre cause.
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« Roncelin, » dit-il en s’avançant vers moi, « je viens avec des nouvelles de Brignoles. »
Je l’accueillis d’une poigne solide et le guidai jusqu’à la table de conseil. Autour de celle-ci étaient déjà réunis nos fidèles alliés : Laurent de Hennencourt, toujours aussi précis et analytique ; Robin de Lockley, silencieux mais observateur ; et Guilhem d’Ussel, dont le regard perçant semblait percer les secrets avant même qu’on les évoque.
Une fois Bernard assis, les serviteurs apportèrent un broc de vin frais et du pain pour apaiser sa fatigue. Il n’avait guère le temps de se restaurer pleinement ; les nouvelles qu’il portait étaient urgentes.
« Le 17 juillet, à Brignoles, les Niçois et les forces de Forcalquier ont lancé une offensive coordonnée contre les troupes d’Alphonse, » commença Bernard d’une voix claire, bien qu’éprouvée. « Nous espérions une victoire rapide. Mais Alphonse avait massé plus de soldats que nous ne l’avions prévu. »
Il prit une gorgée de vin avant de continuer : « Les premières heures furent rudes. Les Almogavres, ces guerriers catalans à pied, se sont jetés sur nos rangs avec une sauvagerie rare. Armés de lances et de javelots lourds, ils ont surpris nos chevaliers par leur rapidité et leur endurance. Ces manants ont même réussi à disperser nos fantassins alpins, pourtant habitués aux combats les plus durs. »
Laurent de Hennencourt, penché sur la table, posa une question pointue : « Les Almogavres ont-ils montré des faiblesses particulières ? »
Bernard secoua la tête. « Peu, hélas. Ils étaient rapides, résilients et parfaitement coordonnés. Mais ce sont les troupes légères niçoises, avec leurs traits et leur harcèlement constant, qui ont finalement perturbé leur formation. Les bougres de Constantin sur leurs chevaux légers ont été décisifs.»
Je ne pus m’empêcher de l’interrompre : « Des bougres ? »
- Oui, Vintimille est venu avec un noble grec, prétendant à la pourpre Impériale qui a du fuir ses terres. Un certain Téhodore Laskaris. Parmi ces troupes, on trouve de farouches guerriers plus étranges les uns que les autres. Certains se servent même de feu grégeois ! Quant aux bougres, ce sont d'habiles cavaliers même s'ils ne portent point d'armures. Ils sont commandés par Constantin Caloiorgov, un bulgare d'origine gréco-thrace qui s'est illustré dans la guerre de 1180 et a été remarqué par le tsar qui lui a donné une terre. Il s'est ensuite converti à l'hérésie bogomile et réfugié à Constantinople d'où il a été chassé en même temps que Théodore.
« Et les chevaliers provençaux, comment se sont-ils comportés ? »
Un éclair de respect passa dans le regard de Bernard. « Avec honneur. Ils ont tenu tête aux hommes du comte de Forcalquier. La bataille entre les deux chevaleries fut acharnée mais équilibrée. Si ce n’était pour les Niçois, nous aurions pu perdre à Brignoles. »
Il poursuivit : « Finalement, après des heures de combat, les Catalans ont dû se retirer. Mais ce ne fut pas une victoire décisive. Alphonse a rassemblé ses forces et s’est replié sur Aix sans subir de pertes significatives. Nous avons conservé Brignoles, mais stratégiquement, rien n’est encore joué. »
Un silence pesant s’installa. La victoire était amère, et l’ombre d’une confrontation finale planait sur nous.
Robin de Lockley, qui n’avait pas encore parlé, intervint soudain : « Alphonse aurait-il laissé des signes d’une stratégie plus large ? Peut-être un regroupement avec d’autres alliés dans la région ? »
Bernard haussa les épaules. « Rien de certain. Mais ses mouvements sont trop calculés pour être aléatoires. Il prépare quelque chose. »
Laurent de Hennencourt, fidèle à son rôle de stratège, prit alors la parole. « Alphone joue remarquablement de sa position centrale. Il essaie de nous affronter séparément en disposant à chaque fois de la supériorité numérique locale. Nous devons nous organiser intelligemment. Si nos forces restent concentrées trop longtemps, nous risquons de manquer de vivres. Nous devons rester dispersés et il le sait. Ainsi, Alphonse pourra nous épuiser par de petites escarmouches avant l’affrontement final. »
Il traça une carte approximative de la région sur la table. « Je propose que nos deux armées, celle de Brignoles et celle rassemblée ici, restent séparées jusqu’au dernier moment. Chacune se ravitaillera de manière autonome, puis nous nous rejoindrons devant Aix le 5 août, dans la plaine de l’Arc, entre Rousset et Châteauneuf-le-Rouge. »
Cette proposition, claire et sensée, suscita des hochements de tête approbateurs. Mais Bertrand de Comminges, le visage grave, émit une réserve : « Les chevaliers toulousains sont à bout. Si nous retardons trop, beaucoup rentreront chez eux avant la bataille finale. Leurs obligations féodales touchent à leur terme, et je doute que des promesses vagues les retiennent. »
Guilhem d’Ussel, assis en retrait jusqu’alors, sourit doucement. « Peut-être qu’il ne faut pas leur faire de promesses vagues, mais leur offrir des rêves tangibles. »
Tous les regards se tournèrent vers lui. Il continua : « Laissez-moi composer une ballade. Une chanson qui vantera les trésors et les richesses d’Aix, une ville resplendissante qui n’attend que d’être conquise. Avec cela, les chevaliers réticents retrouveront leur ardeur. »
Robin de Lockley leva un sourcil sceptique. « Une ballade pour retenir une armée ? Vous êtes bien ambitieux, Guilhem. »
Je posai une main ferme sur la table, attirant l’attention. « Nous avons besoin de toutes les stratégies, même les plus inattendues. Guilhem, votre idée est originale, mais si elle peut galvaniser les hommes, je vous soutiens pleinement. Composez cette ballade. »
La réunion s’achève dans une atmosphère de consensus prudent. Les ordres sont rédigés, les messagers envoyés, et chacun retourne à ses devoirs.
En regagnant ma chambre, je trouve Adalasie, concentrée sur un ouvrage de prières. Sa sérénité me rappelle que, malgré les guerres et les intrigues, un foyer demeure un sanctuaire. Je m’assois près d’elle et murmure :
« Les semaines à venir décideront de tout. Il faut prier pour que la Providence soit de notre côté. »
Elle pose une main douce sur la mienne, et pour un moment, les tensions du conseil semblent s’évaporer. Mais au fond de mon esprit, une question demeure : combien de sacrifices encore avant que cette guerre trouve sa fin ?