L'année 1196 s’ouvre sur une étrange accalmie. Les conflits politiques semblent suspendus, offrant à la ville un répit bienvenu. Pourtant, cette trêve n’est qu’apparente. En moi, les luttes ne font que commencer.
Les jours s’étirent, et avec eux viennent des distractions que je n’avais pas envisagées. Mon fief est un carrefour d’âmes et de corps, et les femmes qui gravitent autour de moi sont autant de tentations. Chacune d’elles, à sa manière, perturbe l’équilibre fragile de ma vie.
Cliquez pour offrir un café à l'auteur
Je connais Arnulphe le Normand depuis plusieurs années, c'est un ancien compagnon de Richard d’Angleterre, qu'on commence à appeler « le Coeur de Lion ». En 1190, quand Richard s'est embarqué de Marseille le 7 Août, il a renoncé à l'accompagner en Terre Sainte pour les beaux yeux d’une Marseillaise, deux ans plus tard le Seigneur rappelait à lui la belle, et rongé par le remords, il s'est présenté pour prononcer ses vœux à l’abbaye Saint-Victor. Mais l’abbé que j'étais alors lui a imposé d’abord un service militaire pour sécuriser les convois entre l'abbaye mère et ses commanderies. Six ans après, nous sommes devenus assez proches pour qu'il me parle sans détours.
— Roncelin, m’adresse-t-il avec une humilité qui trahit sa haute naissance, ne laisse pas les démons de la chair te détourner de ton devoir. J’ai vu combien ils peuvent détruire un homme.
Je hoche la tête, mais ses paroles résonnent en moi plus que je ne voudrais l’admettre.
Février voit le retour de mon cousin, Barral de Peynier. Plus jeune d’une dizaine d’années, il vit d'ordinaire reclus dans son château, loin des tumultes de la ville. Mais fort gaillard, voire paillard par excellence, il ne manque pas une occasion de venir en ville me rappeler les plaisirs qu'offre la cité portuaire.
— Roncelin, pourquoi te prives-tu des plaisirs de la vie ? m’interpelle-t-il un soir, le sourire aux lèvres. Vois comme les femmes te regardent. Profite-en !
Sa légèreté me déstabilise, mais je ne peux nier l’attraction de ses propos. La liberté qu’il incarne me fascine plus que je ne voudrais l'admettre.
Je poursuis cependant mon entraînement avec une discipline de fer, devenant chaque jour un peu plus redoutable. À pied, je perfectionne ma maîtrise de l'épée avec Hugues et des techniques de combat à mains nues avec Basile, sentant mon agilité et ma force croître à chaque session. Mais c'est à cheval que je me distingue vraiment. Mon entraînement rigoureux à la quintaine affine ma précision avec la lance, et je ressens une satisfaction particulière à chaque coup bien placé. Pourtant, l'escrime à cheval ne me plaît guère. Je délaisse donc mon épée et me tourne vers une arme plus brute : la masse. Avec une efficacité terrifiante, j'écrase les cougourdes qu'Arnulphe aligne sur des poteaux, savourant chaque coup qui témoigne de ma puissance et de mon habileté.
Ma carrure et mon maintien en sont grandement améliorés, et je commence à voir qu'il n'y a pas que ma chère Adalasie qui s'en rend compte.
En mars, Mathilde Deslauriers, veuve d’un maître bijoutier, entre en scène. Femme d’élégance et de raffinement, elle dirige son entreprise avec une poigne de fer et tente de m’attirer dans ses filets.
— Vicomte, murmure-t-elle un jour dans un souffle suave, pourriez-vous envisager d’alléger les taxes sur mon commerce ?
Ses yeux brillent d’une lueur que je ne peux ignorer. Mais je reste sur mes gardes. Mathilde est habile, et je sens qu’elle pourrait me manipuler si je baisse la garde.
Au printemps, la paix fragile se confirme pour la Provence. Aragon est occupé dans la Péninsule espagnole, Toulouse est aux prises avec les Anglais, et Forcalquier en conflit avec le Dauphiné. A l'Est du Rhône, et au sud de la Durance, chacun reste sur ses positions, les uns pour Hugues des Baux et moi, les autres pour Alphonse, et la plupart bien heureux de ne se prononcer pour personne.
Avril apporte une nouvelle tentation en la personne de Clara Vidal, la fille d’un humble boulanger. Sa beauté simple et pure contraste avec les autres femmes de mon entourage. Un jour, je l’intercepte.
— Clara, votre présence égaye mes journées. Accepteriez-vous de partager un repas avec moi ?
Elle rougit, baissant les yeux, mais accepte. Sa simplicité me touche, et je me sens attiré par sa pureté. Mais cette pureté déclenche aussi en moi un scrupule qui m'empêche d'aller plus loin.
Pendant ce temps, Élie le Syriaque retrouve Pierre de Villiers, son ami revenant de Terre Sainte. Pierre, simple hobereau de Saintonge, s'est distingué par son courage tranquille, son intégrité et son sens stratégique. Ancien chef de la Maison militaire du Comte de Tripoli, il a fini par se brouiller avec ce dernier à cause de retards dans le paiement des soldes à ses troupes. Rendant fièrement ses insignes, il a embarqué pour Marseille, où la ville, conquise par ses exploits, l'a accueilli triomphalement. Prenant fait et cause pour Marseille, menacée par les raids sarrasins et le roi d'Aragon, Pierre a rallié les chevaliers croisés présents pour une dernière chevauchée en défense de la cité.
Élie le Syriaque, chrétien maronite de Zghorta dans la Montagne Libanaise, est un érudit maîtrisant le grec, l'arabe, le latin et le provençal. Envoyé par le Patriarche pour préparer une visite pastorale à Rome en 1201, il combine ses fonctions diplomatiques avec son rôle de guide et d'interprète pour les Croisés. Ses exploits militaires lui ont valu d'être adoubé chevalier sur le champ de bataille, une distinction due à son courage et à la confiance qu'il a su inspirer, notamment aux Templiers. Poète renommé, il compose en arabe et en grec, et sera surnommé "El Chaar" par ses compatriotes.
Je ne connaissais pas cette facette du discret levantin que j'avais toujours pris pour un érudit assez innofensif. Détrompé par Pierre de Villiers, je prie Élie de se ranger sous la bannière de l'Abbaye de Saint-Victor, tout en conservant un lien avec sa hiérarchie religieuse. Ce qu'il accepte d'un simple hochement de tête et d'une moue voulant dire, qu'il l'était déjà.
Ce deux nobles guerriers égaient nos réunions de leurs récits pittoresques que confirment les autres croisés sur le chemin du retour, les rendant encore plus populaires avec ceux qui sont en attente d'embarquer à leur tour pour les rivages de Syrie.
En mai, c’est Alise de Puyloubier, jeune veuve du baron de Puyloubier, qui cherche mon soutien pour retrouver un mari. Amie proche d’Adalasie, elle n’hésite pas à jouer de ses charmes.
— Roncelin, murmure-t-elle un soir, ses yeux dans les miens, je suis seule et vulnérable. Ne pourrais-tu pas m’aider à trouver un époux digne de moi ?
Sa demande est innocente en apparence, mais je sens une ambiguïté dans ses paroles. Elle me tente, joue avec mes désirs inavoués.
Les mois passent, et chaque rencontre me pousse un peu plus vers l’abîme. Les paroles d’Arnulphe résonnent dans ma tête, mais les tentations sont trop fortes. En juin, je cède.
C’est avec Mathilde que je commets l’irréparable. Sa chambre, décorée avec goût, est un sanctuaire de plaisir, et je me laisse emporter par mes désirs. Chaque baiser, chaque caresse est une trahison envers Adalasie, mais je ne peux m’en empêcher.
Les mois qui suivent sont marqués par le poids de mes actions. Pourtant Adalasie se montre égale à elle même, elle ne dit rien, elle semble tout ignorer de mes péchés. Je me sens honteux devant son regard sur moi, confiant, à chaque instant que nous passons ensemble.
D'autres ont pourtant remarqué mes incartades et je sais qu'ils murmurent. Arnulphe, toujours aussi discret, me répète avec une humilité touchante :
— Roncelin, il n’est jamais trop tard pour revenir sur le droit chemin. Souviens-toi de ce que j’ai perdu par faiblesse.
Barral, lui, continue ses plaisirs sans vergogne.
— Ne te tourmente pas, Roncelin. La vie est courte. Profite tant que tu le peux !
Mais ses paroles ne m’offrent plus le même réconfort. Je ressens une déchirure profonde, un conflit interne qui ne cesse de grandir.
Clara Vidal, innocente et belle, m’évite maintenant. Son regard, autrefois plein de douceur, est devenu distant. Alise de Puyloubier, elle, a continué ses avances et ma chair a encore cédé et je ne peux m’empêcher de la voir, elle aussi, comme une complice de mes erreurs. Heureusement, Adalasie semble toujours tout ignorer de mes écarts.
Cette année 1196 se termine sur une note amère. Les conflits politiques sont en suspens, mais en moi, la tempête fait rage. J’ai cédé à mes démons, et les conséquences de mes actions sont un poids que je porterai longtemps.