L'année 1195 marque un tournant décisif dans ma vie. Après les tumultes de l'année précédente, il est impératif de reprendre en main mon destin. Les manœuvres d'Alphonse d'Aragon ont ébranlé ma position, mais elles ont aussi réveillé en moi un désir profond de renouveau, tant physique que mental. Le chemin est ardu, mais nécessaire.
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L'idée de commencer un entraînement intensif germe lors d'une soirée de Mardi Gras. L'euphorie du vin et de la fête m'a fait défier Victor, le jeune frère du viguier Hugues de Fer, à une lutte. Ce garçon fluet me surprend par sa force et sa détermination, me terrassant sous les regards amusés de nos compagnons. L'humiliation est douce, mais elle m'ouvre les yeux sur l'état de ma condition physique. Le lendemain, encore marqué par l'épisode, je fais amende honorable auprès de Hugues. Avec une franchise qui ne souffre aucune réplique, il me conseille de boire moins et de m'entraîner davantage.
Je prends cette leçon à cœur. Déterminé à retrouver la forme de mes jeunes années, je convoque mes meilleurs hommes pour m'encadrer. Arnulphe est chargé de mon entraînement à l’équitation, Basile de Macourie au combat à mains nues, et Hugues de Fer à l’escrime. Ces hommes ont vu bien des batailles, et leur expérience est précieuse.
Les premières semaines sont un véritable calvaire. Mon corps, rouillé par des années de négligence, proteste à chaque exercice. Pourtant, chaque douleur est une promesse de renouveau. Arnulphe me fait galoper des heures durant, me forçant à dominer non seulement ma monture, mais aussi mes propres faiblesses. Chaque saut, chaque course, me rapproche un peu plus du chevalier que j'ai été.
Entre deux séances d’équitation, Basile prend le relais. Il a une manière brutale mais efficace de m’enseigner. Ses coups sont précis, et ses enseignements, clairs. Il ne laisse rien passer. Chaque fois que je chute, il me relève, me forçant à recommencer. "La force d’un homme ne réside pas dans sa capacité à frapper, mais dans sa volonté de se relever," me répète-t-il sans cesse.
Les sessions d'escrime avec Hugues sont tout aussi exigeantes. Sa maîtrise de l’épée est impressionnante, et il n’hésite pas à me pousser dans mes retranchements. Sous sa tutelle, je retrouve peu à peu l’agilité et la précision qui ont autrefois permis de tenir mon rang.
Un soir, épuisé après une journée particulièrement éprouvante, je retrouve Adalasie. Elle m’attend dans notre chambre, un sourire doux éclairant son visage. "Tu sembles renaître, Roncelin," murmure-t-elle en passant une main délicate sur mon visage marqué par la fatigue. Ses mots, simples mais sincères, réchauffent mon cœur. Adalasie a toujours été mon ancre, et son soutien inébranlable me donne la force de continuer.
Encouragé par ses paroles, je redouble d'efforts. Les jours passent, et avec eux, la transformation s’opère. Mes muscles se raffermissent, mon esprit s’affûte. Les entraînements sont ponctués de discussions avec mes compagnons d'armes. Ross Bradenstock, le chevalier gallois, partage ses récits de croisade, peignant des tableaux vivants de ses aventures en Terre Sainte. Ses histoires me rappellent la grandeur et les sacrifices du passé.
Parallèlement, mes soutiens politiques se mobilisent. Mon frère, l'évêque de Béziers, ainsi que mes alliés à Toulouse, Montpellier, et Forcalquier, travaillent sans relâche pour contrer les attaques d'Alphonse. Les jurisconsultes de ces comtés multiplient les libelles, défendant mon rôle d'abbé laïque et soulignant que je n'ai jamais été ordonné prêtre. Les attaques de mes détracteurs se font de plus en plus rares, et la confiance renaît à Marseille.
Le soir venu, Adalasie et moi partageons des moments de quiétude. Elle m'écoute avec attention, ses yeux reflétant une admiration renouvelée. "Chaque jour, je te vois te transformer, et je suis fière de toi," me confie-t-elle un soir. Ses mots, portés par la sincérité de son amour, sont le baume dont j'ai besoin pour apaiser mes doutes.
Alors que l'année avance, les nouvelles du monde extérieur apportent un répit inattendu. Alphonse d'Aragon, occupé par la montée en puissance de l'empire Almohade, doit consolider sa frontière sud. La défaite des Castillans à la bataille d'Alarcos le 19 juillet le force à détourner son attention des querelles en Provence. Ce répit me permet de concentrer mes efforts sur la consolidation de ma position.
Les entraînements continuent, et avec eux, la camaraderie entre mes compagnons d'armes se renforce. Basile, Hugues, et Arnulphe deviennent plus que des maîtres; ils sont des frères d'armes, unis par un objectif commun. Chaque session est une épreuve, mais aussi une célébration de la résilience et de la détermination.
Quelques jours plus tard, je revis Élie le Syriaque, de retour de Paris où il était allé à la rencontre des théologiens français. Il semblait fatigué, son visage creusé par les longues chevauchées et les débats sans fin. Pourtant, ses yeux brillaient d’un feu qui ne s’éteint jamais, celui de sa quête. Je l’accueille dans le cloître, où la lumière dorée de l’après-midi joue avec les ombres des colonnes.
"Les théologiens parisiens ont du mal à sortir de leurs schémas habituels", dit-il en s’asseyant lourdement sur le banc de pierre. "Mais cela ne fait que renforcer ma certitude. Marseille est une clé."
Je fronce les sourcils, légèrement amusé par sa ferveur, mais aussi intrigué. "Une clé pour quoi, Élie ? Tu parles en énigmes."
Il esquisse un sourire énigmatique et sort un parchemin de son sac de cuir. "Penses-y, Roncelin. Marseille n’était pas qu’un port de commerce. C’était une porte. Un lien entre l’Orient et l’Occident, entre les premières communautés chrétiennes et le reste du monde méditerranéen. Si une figure sacrée, ou même des reliques, avait besoin de trouver refuge loin des persécutions romaines, où mieux que dans ce port ? Une ville cosmopolite, habituée aux étrangers, mais aussi aux secrets."
Je fixe le parchemin, mais mes pensées vagabondent. Les derniers jours ont été remplis de discussions sur des questions bien plus immédiates : la gestion de mes terres, les conflits politiques qui s’annoncent, et ce fameux blason que Barral me presse de choisir. Élie poursuit pourtant, son ton vibrant d’une conviction à laquelle je ne peux m’empêcher de prêter attention.
"J’ai entendu, là-bas, des récits fragmentés, des traditions orales qui se recoupent avec ce que j’ai trouvé dans les écrits orientaux. Les premières Églises n’ont pas disparu. Elles ont migré, portées par ceux qui voulaient préserver la foi."
Je soupire, partagé entre l’envie de m’intéresser à sa théorie et la nécessité de me concentrer sur des enjeux plus pressants. "Et que comptes-tu faire de cette hypothèse ? Si elle est vraie, qu’espères-tu découvrir ?"
Il me fixe de ce regard perçant qui semble lire au-delà de mes paroles. "La vérité. Et toi, Roncelin ? Ne ressens-tu jamais cet appel ? Une vérité plus grande que toi, que moi, que les terres que tu gouvernes ?"
Je détourne les yeux, gêné par l’intensité de sa question. "Peut-être. Mais pour l’instant, mes priorités sont ici, Élie. Le blason que je vais choisir a plus d’importance immédiate que des reliques venues d’Orient."
Il hoche la tête, mais je vois bien qu’il n’est pas convaincu. "Alors choisis bien, Roncelin. Car les symboles que nous portons parlent parfois de nous mieux que nous le faisons nous-mêmes."
Je reste silencieux un moment, tandis qu’il range son parchemin et se lève pour partir. Une part de moi admire sa dévotion, cette flamme qui le pousse à poursuivre l’insaisissable. Mais une autre part, plus pragmatique, ne peut s’empêcher de douter. Marseille, une porte vers le sacré ? C’est une belle idée, mais j’ai d’autres préoccupations plus concrètes.
Je profite aussi du répit pour visiter mes vassaux. Depuis le port jusqu'aux collines qui entourent la plaine de Marseille, mes ancêtres et mon frère ont distribué des terres en échange de serments de fidélité. Il est temps pour moi de leur rappeler leurs promesses et de renouer le contact avec ceux qui me doivent hommage. Certains sont tout proches, comme Gombert, dont le château est situé sur une colline au nord-est de la ville, d'où l'on embrasse d'un regard la cité, son port, et jusqu'aux îles du Frioul. Mon jeune cousin Barral de Peynier m'accompagne souvent, et comme j'ai choisi, par humilité et par calcul politique, de porter la croix bleue de la ville, c'est lui qui arbore l'écu de gueules au chef et au lion d'or de la famille.
« Merci de cet honneur, » me dit-il un jour, « mais pourquoi porter la croix bleue des marchands ? Tu es vicomte ! Le lion te siérait mieux ! »
« Vicomte, certes... mais de quoi, cousin ? D'un port qui n'a pour toute richesse que l'ingéniosité, le savoir et, il faut bien l'avouer, le courage de ces marchands qui affrontent les mers, les pirates, les Mauresques, les concurrents amalfitains, vénitiens, sans parler des tempêtes ou, au contraire, des calmes plats qui les forcent à ramer. Et en plus, je leur dois encore de l'argent. Alors, reste à mes côtés pour rappeler que je suis aussi vicomte. Mais je veux surtout leur apparaître comme l'âme de cette ville, l'incarnation de leur espoir et de leur fortune. Et je porte la croix bleue qu'ils se sont choisie. »
Je garde pour moi la véritable raison. Les arguments d’Élie m’ont profondément ébranlé, et l’indépendance de Marseille s’impose à moi comme une cause sacrée. Une croisade personnelle. Un combat qui dépasse de loin mes intérêts patrimoniaux.
Au fil des mois, je sens la transformation en moi. Le chevalier que j'ai été renaît, prêt à affronter les défis à venir. Et dans les yeux d'Adalasie, je vois la fierté et l'amour qui m'ont toujours porté. L'année 1195 est une année de renaissance, une année où le fardeau de l'honneur devient une force inébranlable.