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Le gué du Loup

Un fragment de "La balade des Niçois" par Vincent Herelle

« Alors, ils sont où, tes hommes ?

- MES hommes ? Tu veux sans doute parler de cette douzaine de groupes que l'on m'a attribué et qui ne se soucient de moi que quand ils viennent demander une pitance que leurs rapines dans les fermes alentours n'ont suffit à leur bailler ? Eh bien, si ce que mes braves ezasques m'ont rapporté est sûr, Rossetti et Faraudi doivent être par-là devant, sans doute déjà au gué, Berre et Doria quelque part dans les collines sur notre dextre, Morinelli et Faraudo à sénestre, les Lantoscans, Pierre et Tournafort pas loin derrière nous, Constantin comme toujours fourré avec les cavaliers espagnols et le reste Dieu seul sait où, sans doute à la traîne. Bon, je pense que nous les retrouverons à la tombée du jour au feu de camp, du moins ceux qui n'iront pas trousser une gueuse ou quelque géline dans une ferme. »

 

Ces deux jeunes hommes qui discutaient sur le chemin caillouteux des collines au dessus du Loup étaient aussi dissemblables que possible. L'un était grand quoique râblé, le poil noir d'un méditerranéen bon tein, et monté sur un magnifique palefroi dont le tapis de selle s'harmonisait à loisir avec sa robe de monte et ses chausses de daim fauve. Sous cette robe de cheval, il portait un gambisson de toile matelassée et gardait en tête une coiffe ornée d'une plume, qui du reste dissimulait fort bien un petit chapel de fer car pour être élégant, on n'en est pas moins prudent. Sous sa main était accrochée une forte épée à la large lame et un épieu à sanglier demeurait lié sous sa jambe droite. Derrière lui, Yvain son page sur son bidet menait à la longe son destrier chargé de son plastron et de son camail, ainsi que de son écu chargé de ses armes, « d'argent au lion de gueules chargé d'une bande d'azur ». Il se nommait Rostaing d'Ysia ou d'Eze en langue d'oïl et, cadet de la famille, entendait bien se faire connaître.

 

Son compagnon, Laugier Richieri ou Riquier, paraissait lui de bien plus basse extraction avec son gilet long de cuir bouilli aux pans qui flottaient sur ses cuisses et son cheval plus court et moins haut, au long poil beige mélangé de gris. Il portait sur la tête un bonnet de cuir renforcé de fer et de tresses de crin, avec un nasal court et bombé. Plus trapu que Rostaing, il devait à sa mère venue du nord de larges épaules mais surtout une étonnante chevelure d'un roux presque rouge qui l'avait fait surnommer « La Flamme ». Accrochés à sa selle près de sa jambe, on voyait une redoutable hache d'arme et deux couteaux à lancer. Mais l'apparence était trompeuse car il n'était pas moins noble que son ami, leurs deux familles se partageant la seigneurie d'Ysia depuis déjà plusieurs générations. Elevés de plus quasiment ensemble et ayant depuis leurs enfances partagé les jeux brutaux des enfants du village et l'entraînement dispensé par le vieux sergent Raoul dont le père de Rostaing avait fait le capitaine du donjon, ils connaissaient une camaraderie rieuse, souvent aux dépends des adultes de leur entourage.

 

A quelques pas des deux cavaliers, la troupe des ezarques reposaient leurs pieds fatigués en cette neuvième heure où le soleil commençait à descendre à l'Occident. Ils portaient des lances légères et de légers boucliers pare-flèches, ainsi que des broignes un peu faibles pour résister aux coups mais leur assurant une agilité parfaite. Un peu plus loin, Philémon, l'écuyer de Rostaing, attendait avec les autres cavaliers de la Lance que leur seigneur se remette en mouvement. Un peu plus loin sur l'arrière, on apercevait les lances des cavaliers de Pons Blacas et sa bannière chargée d'argent à la comète de gueules et plus loin encore les étranges bannières des milites sancti Sepulcri et des chevaliers teutoniques.

 

« Notre seigneur Guillaume a été bien inspiré de séparer l'ost en 4 bannières et de nous faire cheminer à un ou deux jours d'écart. Nous aurions bien été gênés en long cordon au long de ce chemin pendant des heures. Pensez que ce serait près de 4000 hommes !

- Peste oui, mais vous erronez de moitié, mon ami. Car il n'y a pas que les combattants. Chacune de nos troupes est accompagnée de valets, de servants, d'artisans et de convoyeurs pour les chariots de vivres et d'apparaux.

- Sans compter les femmes des une et des autres, voire les filles folieuses. Ce serait bien huit milliers qu'il faudrait ainsi compter à tout le moins. Mais Sire Guillaume nous a séparé en bannières, chacune avec son chef comme nous avons notre sire de Beaufort. Ainsi, la bannière de Roquefeuil nous précède d'un ou deux jours et doit bientôt toucher aux rives de l'Argens. Celle du seigneur de Nesle de La Herelle est encore de l'autre côté du fleuve Var avec le sire de Vintimille et la masse des chariots tandis que cette étrange banière venue d'Orient, comment l'appelle-t-on déjà ? La Tagma. Il paraît que cela veut dire bannière. Bon, ils sont encore sur le grand pré de Levens.

- Il vaut mieux qu'ils ferment la marche. Ils auraient affolé les paysans et nous n'aurions plus rien eu à picorer.

- Mais en plus Sire Guillaume a tenu à mettre une partie de ses chevaliers avec chacun de ces bannières, ne gardant que Châteauneuf auprès de lui, sans doute pour discuter car on les dit fort cultivés. Il a eu la grâce de te mettre avec nous et, pour les autres, nous aurions pu tomber plus mal.

- J'aime bien Matteo de Galleani. On voit que sa famille est une vraie vieille famille de nos contrées. Il est ouvert à tous et partage sa parole comme son pain avec tous et chacun, chevalier comme simple berger.

- Georges de Vento est bien aussi. Sa maison est petite mais il est vaillant. Ce sera un bon compagnon. »

 

Soudain, un fracas se fit entendre, quelque part en avant plus bas. Quelqu'un se battait et, à ouïr le bruit, c'était violent. Ce devait être au niveau du gué. Immédiatement, tous se précipitèrent. Laugier nota avec satisfaction que ses ezasques bondissant comme des chèvres n'avaient aucun mal à distancer les cavaliers de Rostaing qui, il est vrai, ne voulaient pas risquer de blesser leurs chevaux sur ces pentes rocailleuses. Lui-même avait pris plusieurs longueurs d'avance sur Rostaing mais il le devait à la qualité de son robuste cheval alpin et non à ses performances de cavalier. Rostaing était sur le sujet bien meilleur de lui, sauf quand la nature s'en mêlait.

 

Quand ils arrivèrent au gué du Loup, le calme était revenu. Plusieurs corps gisaient sur els deux rives et un au milieu du courant qu'il teignait de pourpre. Un niçois de la troupe de Rossetti se laissait bander un bras entamé tandis qu'un autre baignait dans la rivière son visage sans trace de sang.

« J'en ai eu trois ! - dit une voix forte quoiqu'un peu chevrotante. Un homme avec une blouse déchirée et une masse à la main apparut.

- Eh bien, Rossetti, que c'est-il passé ? demanda Laugier.

- Oh, ce n'était que quelques maraudeurs qui cherchaient un butin et qui ont trouvé à répondre. J'ai peur que nos niçois n'aient guère fait de quartier. Je venais de passer l'eau quand une demi-douzaine de tristes sires se sont précipités sur moi et mes quatre camarades. Mais nous nous méfions et nous les avons bien reçus. Le premier avait une pique que j'ai détournée de la main avant de lui donner ma bénédiction avec ce goupillon-ci. Le deuxième a recu la lance de Dieudonné dans le bidon. J'ai assommé mon deuxième et puis j'ai sauté sur le troisième. Un autre allait me frapper par derrière mais Gaspard, Faraudi je veux dire, lui a planté une flèche dans le cou. A plus de cinquante pas ! Vous pensez !

- Bon, nettoyez-moi un peu ce désordre et suivez-nous. Vous avez bien œuvré. S'ils avaient attaqué nos charrois au lieu de combattants, le mal aurait pu être beaucoup plus grand. »

 

Tandis que les niçois dégageaient le gué, ils jetèrent les corps des bandits un peu plus loin, dans la forêt. Les bêtes s'en chargeraient. Ils étaient nus, bien sûr, car les soldats avaient récupéré tout ce qui était utilisable. Apparemment, Rossetti s'était plutôt bien débrouillé puisqu'il menait pas la bride un cheval sur lequel il avait jeté une broigne un peu sanglante et déchirée mais réparable et nettoyable, et accroché un écu un peu bosselé dont les armées n'étaient plus visibles. Sans doute un triste butin accaparé par le chef de cette triste bande.

 

Toute la troupe se remit en route, les niçois suivant les troupes des ezasques tandis que les cavaliers de Blacas ouvraient maintenant la route, devenue plus praticable. Le soleil descendait doucement. Il ferait bon ce soir reposer les fessiers meurtris par la route cahoteuse.

 

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