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Le grand pré

 

Un fragment de la balade des niçois par Vincent Herelle

« Ouahh ! » Le cri fut entendu de tout le grand champ. Théodore arriva en courant et il entra presque dans le dos du « Grec ». Un homme était à terre, gémissant. Sa jambe faisait un angle étrange. « Que s'est-il passé ?

- Son cheval a botté. Cet abruti le brutalisait et en plus il est passé derrière.

- L'idiot. Mais pourquoi brutalisait-il ce malheureux cheval ?

- En fait, il a perdu son cheval en Toscane et en a « emprunté » un. Apparemment, ces deux-là ne s'entendront jamais.

- Un mauvais maître est toujours un mauvais cavalier et un mauvais combattant. Si le cheval ne répond pas au mauvais moment, tu es sûr d'avoir des ennuis.

- Mais maintenant, il me manque un cavalier.

- Voici quelqu'un qui va nous enseigner. »

 

Un homme arrivait à grands pas. Tout dans son maintien comme dans sa vêture affirmait un homme d'autorité et de bien. Son manteau de satin court vert d'eau était bordé de fourrure et il avait en tête un bonnet de même facture. « Bonne soirée à vous ! Je suis Maître Robin, échevin du bourg de Levens. On m'a dit que je puis vous être utile.

- Dieu vous garde, Maître Robin. Je suis Théodore Laskaris de la mesnie de sire Guillaume le Comte de Vintimille. Un maladroit de mes kataphractes a reçu un coup de sabot. Je pense que sa jambe est brisée. Est-ce qu'il y a un mire par chez vous ?

- Il y a bien Maître Berthold mais je ne saurais vous le conseiller. J'aurais trop peur que vous ne perdiez définitivement votre homme. Il y a aussi des moines mais leur science ne vas guère au-delà de plaies et de bosses. Je vous conseille de voir Ange.

- C'est un mire ?

- C'est un soignant, des bêtes et des gens. Officiellement, il est herboriste mais a reçu le droit de ne pas se cantonner à cette activité. Il est aussi coupeur de feu. En bref, il n'ai tué personne. Et ma fille Marie a un grand faible pour lui, même si elle m'arracherait les yeux si elle savait que j'en parle ainsi.

- Pouvez-vous le faire quérir, Maître ? Je pense que notre homme pâtit beaucoup.

- Inutile, le voici. »

 

L'homme qui se dirigeait vers eux leur fit tout de suite une étrange impression. Il semblait être plus grand et plus large que son corps. Pourtant, à part le fait qu'une jeunesse passée à arpenter les collines lui avait donné un corps musclé et alerte, il n'avait rien d'impressionnant. Il portait une grosse ceinture de cuir brun sur un sayon de toile grège et des espadrilles à cordes lacées sur des chausses de peau. Une grosse besace sous le bras gauche, il portait à la ceinture un fort couteau et deux aumônières. Il ne s'attarda pas en salutations. « Où est le blessé ? »

 

Il n'était guère besoin de le lui indiquer. Les gémissement du malheureux étaient un guide bien suffisant. Ange se pencha sur lui puis rapidement se mit à genoux. D'un tour de son couteau jailli de sa gaine avant que l’œil des spectateurs le voient, il fendit les braies du blessé. « Heureusement, l'os n'a pas pointé - dit-il – mais il est bien brisé. Que l'on me porte deux piquets de tente, d'à peu près deux empans de long, et un bande de toile forte. J'ai aussi besoin de deux homme forts et à l'âme bien trempée, et d'une longe de cheval. » Théodore n'eut pas le temps de s'avancer que Le Grec dit : « il est de mes hommes. J'en suis. » et qu'un cavalier géant s'avança. Ange fit tenir le blessé par le premier et ordonna au second de tenir la jambe mais d'attendre son commandement. Il mit la longe dans la bouche du blessé qui transpirait abondamment et lui disant « mords très fort » et plaça les deux piquets près des jambes, la bande dans la main gauche. Il dit « prêts ? » puis « Tirez ! ». Le blessé se raidit puis se perdit dans l'inconscience miséricordieuse. Ange remit prestement les os en place, posa les piquets le long du membre blessé et enroula comme par magie la bande autour du tout. « Bien ! Cela devrait aller ainsi. Portez-le sur sa couche. Il lui faut plusieurs jours de repos complet et interdiction de marcher ou monter à cheval pendant au moins 4 semaines. D'ici 2 ou 3 mois, il aura complètement récupéré et pourra servie à nouveau. »

 

« Maître ! Comment peut-on vous remercier et que vous dois-je ? demanda Théodore, bien qu'il sût que c'était à la troupe des cavaliers d'assumer la dépense.

- Je ne vous demande rien puisque cela ne m'a coûté que le temps et que celui-ci est à Dieu. Si vous voulez vraiment faire quelque chose pour moi, donnez donc aumône à l'hostellerie des voyageurs et faites merci au prochain adversaire qui tombera sous votre fer. Maintenant, veuillez m'excuser, on m'attend et je n'ai que trop délayé. Que Dieu vous ait en sa Sainte Garde, Messire ! » Et il s'en fut.

 

« Étrange personnage !

- Mais un cœur d'or et de plus très instruit des choses de la vie, dit Maître Robin. Vous savez, il lui est arrivé une chose étrange il y a quelques mois. Il a reçu une tuile sur la tête et tout le monde, Maître Berthold le premier, le pensait passé. Pourtant, il est revenu parmi nous mais l'on dirait qu'il a laissé quelque chose de l'autre côté et qu'il en a aussi ramené autre chose. Il était un bon soignant, il est maintenant excellent et il soigne les âmes aussi bien que les corps. Et vous, je n'avais pas encore pu vous voir. Vous êtes le capitaine de cette vaste troupe ?

- Vaste, vous pouvez le dire. Plus d'un millier et demi de combattants et presque autant de suivants et serviteurs. Nous avons bien envahi votre Grand Pré.

- Personne au bourg ne va s'en plaindre. Les affaires sont les affaires et je suis bien placé pour le savoir. Il y a peu de plaintes de chapardage ou de pucelles désolées. Vous avez une bonne tenue sur vos troupes.

- Mes capitaines ont l'habitude des troupes orientales. Les châtiments sont rudes pour ceux qui confondent les peuples amis et les ennemis.

- Et chez les ennemis ?

- Ce n'est pas la même chose... »

 

Théodore emmena donc Maître Robin visiter le grand campement.

« Ici, comme vous l'avez vu, ce sont les kataphractes, les cavaliers lourds. Autrefois, tous tiraient à l'arc avant de charger à la lance. Chez nous, cette habitude s'est perdue mais je l'ai réinstallée. Vous n'hésitez pas à charger un adversaire armé d'une lance comme vous puisqu'alors seule la science de combat fait la différence mais vous hésitez plus quand l'ennemi peut changer d'avis et se replier en vous criblant de flèches. Leur chef est un marseillais d'origine, Jean Le Lombard, qui avait épousé une grecque de Constantinople, ce qui lui vaut son surnom « Le Grec ». Il porte au côté tout le temps ce cimeterre orné qu'il a gagné en combat contre les turcs.

 

Ensuite, à côté, ces soldats en armure sont les latynikons de Oskar de Sint-Michielsgestel. C'était la garde chrétienne de l'Empereur mais l'actuel Bazileus ne leur fait pas confiance. Il voulait les envoyer dans quelque garnison en Anatolie pour y crever de soif et sous les flèches des turcs. Ils ont préféré me suivre. Oskar est un noble batave que son père avait envoyé remplacer son oncle. Il parle peu mais cogne bien.

 

Ensuite, ces soldats légèrement équipés sont des archers grecs. Ils gardent tout leur butin pour s'acheter un petit troupeau ou une échoppe de retour au pays mais je compte sur eux comme sur les doigts de ma main. En plus, ils sont d'une habileté diabolique et savent échapper à l'ennemi quand il le faut, pour revenir combattre plus tard, le plus souvent d'un côté que l'ennemi n'attend pas. Leur chef est un italien dont le père venait des îles grecques. Il se nomme Dyonysos Amate.

 

Près d'eux, ces chariots sont ceux de notre artillerie. Longtemps, Constantinople a tenu par la science de ses ingénieurs. Cela est bien tombé mais j'ai encore quelques surprises en réserve pour nos ennemis. Mes chefs sont deux niçois, Belmont Isardi et Rostagni Guigues, car je ne suis pas sûr de mes byzantins.

 

Et puis ces derniers hommes sont des marins sans navires. Ils sont bons arbalétriers car ce n'est pas facile de viser sur un pont qui remue. Leur chef est un seigneur cadet qui était parti à la croisade en 1189. Attiré par la mer, il devint capitaine d'une nef et fut rapidement à la tête d'une petite flotte qui stationnait généralement près de la presqu'île du Cap Ferrat. Il s'appelle Godeffroi d'Hérail, blasonne « d'azur au navire d'or, fretté, équipé, voilé d'argent, flottant sur des ondes de même » et sa devise est "Neque Charybdis neque Scylla" »

 

- Jolie petite troupe mais vous-même ? Vous vous nommez Lascaris. Seriez-vous de la parentèle de l'Empereur ?

- Triste parentèle et dangereuse. Elle m'a vallu d'être membre de la Garde du Basileus... et l'exil quand Andronic Ier Comnène a pris le trône en 1183 de votre calendrier, puis à nouveau en 1195 quand Alexis III Ange a estimé que ma « tagma » pouvait le menacer.

- Votre « tagma » ?

- C'est un mot pour désigner une troupe de combat, un peu comme cohorte ou légion. Disons que c'est ma légion. J'ai été prévenu à temps et je ne suis enfuis à Thessalonique et de là à Gênes. Je compte gagner Toulouse car on m'a dit que la liberté religieuse y est grande.

 

- Mais vous ne m'avez pas parlé de ces cavaliers là-bas au bout du champ ?

- Ah, les bougres de Constantin !

- Les bougres ?

- En fait ce sont des bulgares. Ce sont les latins qui ont ainsi déformé le nom. Ils combattent à la manière des bulgares, en cavaliers légers avec des arcs. Ils arrosent l'ennemi de flèches et vont ré-emplir leur carquois puis, quand l'ennemi est bien amolli, ils le chargent avec leurs lances et bousculent tout sur leur passage. Ce sont des cavaliers redoutables mais ils n'aiment guère les occidentaux en cuirasse. Ils ont aussi une autre particularité, ce sont pour la plupart des bogomiles.

- Et que sont les bogomiles je vous prie ?

- C'est une croyance assez particulière, mélange de rites orientaux et de chrétienté. Vous en avez, m'a-t'on dit, une variante que l'on appelle les cathares.

- les cathares ? Ce sont des hérétiques ! Notre Très saint Père Innocent III l'a proclamé il y a deux ans. Il envoie partout des représentants pour démontrer l'erreur cathare.

- Vous savez, moi aussi je suis un hérétique puisque je suis un schismatique, même si nous nous qualifons nous-mêmes d'orthodoxes, c'est à dire qui suivent la voie droite. Pour mes bogomiles, je me moque de la voie qu'ils suivent pourvu que leurs flèches nous ouvrent la mienne.

 

- Et où vous mènera donc votre voie ?

- Sans doute à Toulouse mais dans les prochains jours à Marseille. Notre sire Guillaume va au secours de la Ville et puisque c'est dans la bonne route pour nous... Nous sommes la dernière bannière et je pense que la première est déjà sur les rives de l'Argens au moins. J'attends un messager pour avancer quand la bannière précédente aura passé le fleuve Var. En attendant, Maître Robin, je tiens à vous remercier du fond du cœur pour l'accueil que nous avons reçu en votre ville.

- Ce fut un grand plaisir Messire. »

 

Les deux hommes se séparèrent avec moult gestes de courtoisie, fort satisfaits chacun de lui-même et de l'autre.

 

 

 

 

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