
Chapitre 1.16 : Mars à Juin 1199 – L’ombre de l’échec

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Le port de Marseille semble presque figé sous la neige qui, tombée à gros flocons durant la nuit, a tenu jusqu’au matin sur les collines environnantes. Près des quais, elle a déjà fondu, mélangée à la boue et aux déchets charriés par les activités incessantes de la ville. L’air, mordant, s’insinue sous les manteaux épaissis de laine, rappelant à chacun que, même ici, le froid n’épargne pas les hivers.
Je regagne l’enceinte de la Vicomté, encore troublé par ma confrontation avec Adalasie. Mais il n’y a pas de place pour le sentiment dans la mêlée politique qui m’attend. À peine revenu, je me plonge dans les affaires du gouvernement, l’esprit alourdi par les rumeurs insistantes de guerre. Alphonse II de Barcelone ne se contente plus de menaces : ses manœuvres deviennent pressantes, et les récents affrontements à Aix laissent présager un conflit plus vaste.
Je pousse la porte de mes appartements, et elle est là, debout près de la fenêtre, baignée dans la lumière douce de la fin du jour. Adalasie. Ses cheveux, plus sombres qu’à notre mariage, tombent en boucles épaisses sur ses épaules. Elle porte une robe simple, d’un bleu profond, qui contraste avec la pâleur de sa peau. Quand elle se tourne vers moi, ses yeux me frappent. Ce ne sont plus ceux d’une jeune fille, innocents et pleins d’admiration. Ce sont ceux d’une femme, brûlants de colère et de douleur.
La brise matinale qui souffle sur Marseille semble porter avec elle un pressentiment. Je sens le poids de mes choix, ces derniers mois étant marqués par des écarts que je n'ai pas su maîtriser. Adalasie, mon épouse, ressent ce que je tente de lui cacher. Son regard est interrogateur, empreint d'une tristesse silencieuse. Ce matin, alors que je me prépare à quitter notre demeure, elle m'interpelle doucement.
« Roncelin, ça fait des semaines que je te sens distant. Tu n'es plus le même. Y a-t-il quelque chose que tu ne me dis pas ? »
Le port de Marseille, ce matin-là, est baigné d’une lumière intense, le ciel est d'un bleu foncé qui à lui seul m'informerait du Mistral violent si je n'entendais pas les rafales faire claquer les volets de bois. Les quais s'animent pourtant d’une agitation familière : marins, marchands et chevaliers se croisent, les uns préparant des navires pour le large, les autres discutant des dernières nouvelles venues de l’étranger. Le vent soulève violemment les pans de mon manteau écarlate, brodé du lion de ma maison. Je me tiens sur le promontoire du château Babon, le regard fixé sur l’horizon, mais mon esprit est tourmenté par des affaires plus personnelles.
L'année 1196 s’ouvre sur une étrange accalmie. Les conflits politiques semblent suspendus, offrant à la ville un répit bienvenu. Pourtant, cette trêve n’est qu’apparente. En moi, les luttes ne font que commencer.
Les jours s’étirent, et avec eux viennent des distractions que je n’avais pas envisagées. Mon fief est un carrefour d’âmes et de corps, et les femmes qui gravitent autour de moi sont autant de tentations. Chacune d’elles, à sa manière, perturbe l’équilibre fragile de ma vie.
L'année 1195 marque un tournant décisif dans ma vie. Après les tumultes de l'année précédente, il est impératif de reprendre en main mon destin. Les manœuvres d'Alphonse d'Aragon ont ébranlé ma position, mais elles ont aussi réveillé en moi un désir profond de renouveau, tant physique que mental. Le chemin est ardu, mais nécessaire.
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Mais cet équilibre ne plaît pas à tout le monde, et surtout pas au Roi d’Aragon. Par des manœuvres diplomatiques habiles, il commence dès l'année 1194 à me discréditer. Ses émissaires colportent des rumeurs, relayées par certains hauts prélats de Catalogne et d’Italie. Ils m’accusent d’avoir renié mes vœux monastiques, allant jusqu’à demander au Pape de me forcer à les honorer ou de m’excommunier.
C’est une soirée de l'automne 1193 que tout commence. Assis dans une salle austère de l'abbaye de Montmajour, devant la noblesse du Comté de Provence, je déclare publiquement ce que beaucoup redoutaient : je revendique le titre de Vicomte de Marseille. Le silence qui suit mes paroles est presque assourdissant, et je sais que cette annonce ne restera pas sans conséquence. La salle se scinde. Certains viennent me féliciter à voix basse. D'autres se concertent l'air maussade.